Les enfants de Bullenhuser Damm
Sonder Abteilung, « Section spéciale ». C’était une baraque de bois, semblable aux autres, située à côté de l’infirmerie. Les détenus ignoraient absolument ce qui s’y passait. Moi-même, avant de rentrer au laboratoire, n’avais jamais prêté plus d’attention à cette baraque qu’à ses voisines. Or, chaque matin, un infirmier hollandais apportait dix échantillons d’urine à analyser et chaque semaine, vingt prises de sang passaient également au laboratoire. Intrigué, j’y fus conduit par le professeur Florence, malgré l’isolement absolu qui pesait sur ce service, isolement qui devait être maintenu par les consignes les plus sévères. Et voici ce que je vis.
Il y avait là une vingtaine d’enfants, garçons et filles, de nationalités différentes mais tous de race juive, âgés de quatre à quatorze ans. On les laissait libres de jouer toute la journée, mais ils ne sortaient jamais, sauf dans la petite cour qui se trouvait devant leur porte. Il était défendu de leur apprendre à lire, à écrire. Mais par contre, ils étaient logés très convenablement et fort bien nourris. Ceci de façon qu’on ne puisse pas imputer un affaiblissement à de mauvaises conditions d’existence. Car ces enfants, qu’on mesurait et qu’on pesait régulièrement, pour lesquels le laboratoire travaillait chaque jour, ces enfants servaient de cobayes. Ce qu’on leur faisait, je n’en sais rien. Je n’avais pas à le savoir. Et au surplus, je n’aurais pas accepté de participer à n’importe quoi. Mais ce que je sais, c’est qu’à intervalles réguliers, un professeur du nom de Esmayer venait de Berlin. Les enfants étaient alors examinés par lui. Certains subissaient des prélèvements chirurgicaux que le professeur emmenait à Berlin à des fins d’analyse. Ce que je sais aussi, c’est que le professeur Florence m’a dit avoir senti au paroxysme la haine qu’il portait à l’Allemagne lorsqu’il avait vu insuffler des bacilles tuberculeux dans les poumons de certaines fillettes, ou encore au spectacle de garçonnets auxquels on avait fait avaler des doses massives de médicaments sulfamidés, pour en étudier les effets à loisir. […] Le professeur Florence, le professeur belge Billette, le docteur Quenouille, qui étaient chargés de ces gosses, ont certainement dû faire ce qu’ils pouvaient pour limiter les expériences. Ils payèrent de leur vie, eux, les deux infirmiers hollandais attachés à ce service, ainsi que la totalité des enfants, le fait d’avoir été les témoins ou les instruments de cette « culture hitlérienne » qui devait sauver le monde. Ils furent tués avant la libération.