A cet appel du départ, qui nous réunit toutes (nous étions près de mille) dans la grande cour de Compiègne, il ne manquait aucune province de France. Les noms portaient en eux leur village natal, comme si chaque terroir avait tenu à être représenté au sacrifice symbolique qui allait unir désormais ces vies si diverses, précipitées par un seul idéal dans une même et monstrueuse aventure.
Quand nous eûmes toutes défilé devant le bureau où l'on enregistrait notre identité avant de nous diriger vers la gare, nous étions définitivement liées les unes aux autres, non pas seulement par le lien idéal qui passait de cellule en cellule, mais par une union plus humaine, plus intime.
Dans ce dernier matin de France, les cœurs s'étaient reconnus, les groupes s'étaient formés, les amitiés étaient scellées. Quand nous fûmes toutes arrivées sur le quai, nous eûmes le loisir de nous grouper à notre gré, ce qui entraîna un certain désordre. Si je me souviens de nos visages, de nos conversations, de notre air presque opulent, je me dis que nous étions certainement un convoi heureux. L'apparence un peu débraillée de nos bagages aurait presque pu passer pour de l'affectation. En fait, nous en avions soigneusement étudié, pendant la halte à Compiègne, et le poids et la forme. Des sacs de soldat improvisés avec la toile des paillasses, de bonnes couvertures chaudes roulées et ficelées avec des cordelières nattées, quelquefois une valise, constituaient ce que nous possédions.
Nous portions pour la plupart de confortables costumes de ski, de solides manteaux de fourrure, des souliers de neige à crampons ; ainsi équipées, nous ressemblions plus à de joyeux campeurs qu'à des prisonnières. Les plus prévoyantes avaient prélevé sur leurs colis reçus en prison un petit stock de vivres de réserve qu'elles emportaient avec elles.
Une file de wagons nous attendait. Bien que l'étiquette portât: hommes 40, chevaux 8, on nous entassa soixante dans chaque wagon. Un soldat apporta un baquet qu'il déposa au milieu du wagon. Puis il ferma les portes, plomba la serrure et nous nous installâmes.
Le petit groupe d'amies auquel j'appartenais occupait une extrémité du wagon, le groupe de Geneviève de Gaulle en occupait l'autre extrémité. C'est de là que partirent les chœurs scouts et les vieilles chansons françaises. Lorsque s'éleva le chant : « Ce n'est qu'un au revoir, mes frères; dans la maison du Père nous nous retrouverons », nous reprîmes toutes ensemble le refrain qui éveillait en nous le souvenir des moments les plus émouvants de Fresnes.
Le train s'ébranla; nous entonnâmes La Marseillaise. Nous étions parties. Si nous sentîmes quelque chose se déchirer en nous à ce moment-là, il ne passa dans l'air aucun souffle de mélancolie. Aux cheminots que nous croyions distinguer sur les quais des gares, nous jetions des billets, semblables aux navigateurs en détresse qui confient au hasard d'une bouteille, ballottée sur les flots, leurs dernières pensées.
Nos messages ne portaient pas d'adieux, mais des mots d'espoir. N'étions-nous pas, en effet, des navigateurs de l'espérance, nous qui voguions à pleine voile, le cœur joyeux et l'âme libre ?
Les soldats ouvraient la porte de temps en temps pour vider les baquets. Il était très difficile d'obtenir de l'eau pour boire, et nous avions grand-soif. Les journées se passaient bien, traversées de chants, de poèmes récités à haute voix, d'histoires. Les nuits étaient plus pénibles à cause de l'impossibilité de s'étendre. Nous avions beau essayer toutes les positions, aucune n'était satisfaisante; et il fallait sans cesse lutter avec des têtes, des bras, des jambes. Il y avait aussi le bruit lancinant des roues, les cahots, les longs arrêts, les retours en arrière et le mystère de cette obscurité seulement trahie par les petits feux de couleur clignotant dans les gares ....
Nous ignorions où nous allions. Les noms repérés sur les poteaux ne donnaient qu'une vague idée de la direction.