Lorsque, le lendemain, après avoir passé à la douche, dont le kapo dépassait en sauvagerie tout ce que nous avions vu jusqu'alors, on demanda des « Dolmetscher » et des gens sachant taper à la machine, nous comprîmes ce que cela voulait dire : faire le travail des S.S. trop paresseux, relever l'état civil, distribuer les matricules. Avec mes camarades Léon Hoebeke, les deux frères Knall-Demars, Schmitt (tous rescapés), Ehret et Hilke de Strasbourg qui moururent tous deux du typhus par la suite, nous falsifiâmes les professions : les fonctionnaires, les agriculteurs, furent inscrits mécaniciens, riveurs, soudeurs, tourneurs.
Quelques-uns d'entre nous eurent une attitude sublime qui mérite d'être hautement proclamée : plutôt que de travailler dans une usine d'armement allemande, et bien que sachant qu'ils allaient à une mort quasi certaine, ils indiquèrent leur véritable profession ; quelques jours plus tard ils furent transférés au kommando de mines d'Hersbruck dont le sus-nommé Humm devint le « Lageraeltester », à raison d'environ 165 : cinq d'entre eux seulement sont revenus. Le 1er juin, un groupe de 227 camarades « mécaniciens », partit pour le kommando d'usine de Floeha, près de Leipzig ; parmi eux Dumas, arrêté également le 25 novembre 1943, qui n'est pas rentré, et Desnos.
Le 5 juin nous fûmes répartis entre les différents blocks du camp. Le groupe le plus nombreux, au nombre de 155, dont je faisais partie, fut envoyé au block 7, celui qui se trouvait au sommet de l'escalier. Tous les soirs nous allions à présent, harassés de fatigue escalader les 124 marches, pour y retrouver non le repos, mais un véritable enfer, ainsi que nous allions le constater. Ce n'est qu'à l'usine que nous goûtions une relative tranquillité. Encore, allions-nous pouvoir y rester ? La question se posa brutalement, un soir, lorsque Hilke, camarade admirable de dévouement et de grand cœur, que les S.S. employaient à la « Schreibstube » (bureau), vint me dire que nos dossiers étaient arrivés d'Auschwitz et que les indications de profession d'ici ne correspondaient pas à celles données là-bas. Allions-nous être inculpés de sabotage et peut-être pendus ? Heureusement tout se passa sans accrocs. Le commandant se borna à demander aux kapos de l'usine si les Français travaillaient bien. Les kapos, certes pas pour nous rendre service, mais simplement parce que, le travail une fois en train, ils n'aimaient pas changer de personnel, lui dirent que notre travail était satisfaisant.
D'ailleurs, les officiers russes allaient être retirés de l'usine ; une après-midi, où j'étais «de nuit», je les vis partir, environ 800, en pyjama rayé, marchant avec l'impeccable cadence de vieux soldats. Nous savons aujourd'hui qu'ils furent transférés à Mauthausen pour y être gazés.