La déportation m’a profondément changé. J’en prends conscience en déroulant le film de mon récent passé. Ma sensibilité s’est évanouie. Ma compassion demeure intacte, en particulier pour ceux qui ont faim, froid, et sont dans le dénuement. Les conditions du camp, jour après jour, laminent un être traité comme un objet ; l’antisémitisme des nazis et de quelques autres a fait des ravages. Comment ne pas vivre dans la crainte d’un gazage, de la mort possible à chaque instant, comment ne pas haïr pour survivre ?
Je constate que je n’aime plus personne. Un combat intérieur entre cette réalité et la raison me perturbe. Je devrais être heureux et je ne le suis pas. J’ai retrouvé ma famille. Mon cœur est sec. La dureté des relations vécues a modifié ma personnalité. Je ne parviens pas à reprendre une « vie normale ».
La nature et l’art me touchent ; je respecte les hommes, mais dans l’indifférence. La prison et les camps m’ont conduit à apprécier la dignité en soi, d’êtres humains capables de conserver courage et droiture morale dans l’adversité, le malheur et la faim. en ces lieux, l’être et le paraître se confondent dans une authenticité et une nudité ou bestiales, ou sublimes.
Cela durera plusieurs années : je jugerai les hommes à l’aune des camps. Je ne peux m’en empêcher, c’est une unité de mesure naturelle à mon esprit... assez peu encore dans mon quotidien d’étudiant ; mais déjà fortement dans les petits boulots que je suis contraint de mener en parallèle pour gagner ma vie, porteur et livreur de tapis de luxe, représentant de commerce...
Je suis perturbé par des hommes jouissant d’une position sociale dite élevée, satisfaits d’eux‐mêmes jusqu’à la prétention et se considérant comme supérieurs. Je m’interroge systématiquement : comment ces hommes se seraient‐ils comportés au camp ? Qu’auraient-ils été dans cet univers où tout n’était que mort, hiérarchie, force et écrasement ?
On le sait, les conditions extrêmes agissent comme un révélateur. Des êtres sans grand relief dans notre vie courante apparaissent lumineux de grandeur, de cœur et d’esprit lors de conditions exceptionnelles. En situation de survie, l’homme est vrai.