La veille du 1er août, on appela les équipes disponibles et quatre-vingt femmes solides furent choisies pour aller, disait-on, faire la moisson. Ce jour-là, j'eus vraiment l'impression d'être vendue comme esclave sur la place publique. On nous embarqua le lendemain dans trois camions qui nous menèrent, via Torgau, dans une localité nommée Schlieben dans la région de l'Elster, aux confins de la Saxe et du Brandebourg. Au-dessus de la petite ville, sur un plateau désolé, nous fûmes versées dans le camp le plus sordide que j'aie jamais vu. Nous y retrouvâmes, à notre grande horreur, les gitanes de Ravensbrück : nous étions quatre-vingts « civilisées » livrées à un millier de sauvages. Je connaissais les théories des Allemands sur les tziganes : race à détruire, comme les juifs. Nos gitanes, raflées en Hongrie, en Autriche (surtout dans la région de Graz) et dans tous les cirques et boîtes de nuit de Berlin, avaient été ramenées d'Auschwitz et portaient leur matricule tatoué sur l'avant-bras gauche. Je n'augurais rien de bon de la corvée qui nous attendait en leur compagnie.
Derrière le plateau s'étendaient d'immenses bois de pins. On avait camouflé là-dedans une succursale de la Hasag qui fabriquait des « Panzerfaust » (grenades antichar). Usine montée de façon rudimentaire, sans aucune protection contre les vapeurs sulfureuses délétères qui empoisonnaient les travailleuses. Celles-ci étaient prises de vomissements, de crampes d'estomac et mouraient rapidement. J'eus la chance, une fois de plus, de travailler au grand air : nous chargions la marchandise finie dans les wagons, à raison, pour une équipe de vingt femmes, de trois wagons de 375 caisses par séance de travail. Puis je me spécialisais dans le déchargement des énormes camions de la « Reichsbahn » qui amenaient des caisses de soufre de 80 kilos. C'était terriblement dur, mais nous avions l'avantage de former une équipe volante et de glaner deci-delà quelques nouvelles. Je réussis à faire parler les contremaîtres allemands, qui nous prenaient pour des filles ou des criminelles (à cause du triangle rouge, couleur de sang). Je leur expliquai ce que nous étions, et ils nous confirmèrent la prise de Paris et le débarquement à Toulon. Des prisonniers de guerre français transformés en travailleurs libres, espèce méprisable à nos yeux de « politiques pures », faisaient fonction de chauffeurs. Ils nous glissèrent quelques vivres, parfois un journal et finirent par adopter certaines d'entre nous à titre de filleules. Tout cela était, bien entendu, strictement clandestin. […]
Le camp de Schlieben eut bientôt, lui aussi, son affaire policière : une Ukrainienne et deux Françaises furent accusées par une gitane d'avoir voulu saboter. Pour une fois, l'accusation tombait à faux et les femmes avaient des arguments probants pour leur défense. Mais, trahies par une interprète pusillanime, elles ne purent exposer leur cas et furent déclarées coupables. On les livra à une brute gitane qui leur fit, toute la soirée, faire des exercices d'extension et de génuflexion, avec coups à l'appui quand elles étaient à bout de forces. A la nuit tombée, le bourreau femelle les poussa dans le Bunker, une cave de la cuisine où se trouvait un cercueil déjà nauséabond. Elle voulut leur faire embrasser le cadavre. Par miracle, le cercueil était déjà cloué. Alors les trois femmes, ligotées, furent jetées pêle-mêle sur un tas de charbon, et elles y restèrent toute la nuit, glacées ; les rats, attirés par l'odeur de la morte, leur galopaient sur le corps. Le lendemain, après une journée de corvée de sable, on les rendit à leur équipe. Alors l'un des sous-directeurs, homme équitable et qui parlait couramment le français, prit l'affaire en mains. Il entendit les accusées directement, prouva leur innocence. Du même coup, il établit une fois pour toutes que nous étions des femmes convenables, condamnées pour raison politique, et à partir de ce moment le personnel civil de l'usine se montra correct à notre égard.
Mais l'affaire laissa dans notre existence des traces profondes, ineffaçables. L'unité du groupe des Françaises était brisée. Celle dont le manque de conscience avait déclenché le drame garda une coterie groupée autour d'elle : tout le monde n'est pas tenu d'avoir le sens aigu de l'honnêteté morale. Mais pour beaucoup, cette faillite d'un jour, qu'aucun geste ne vint réparer, détruisit toute d'estime et de confiance. Les prisonniers dont le seul réconfort en d'autres camps, fut cette camaraderie spirituelle totale qui formait bloc vis-à-vis des Allemands peuvent mesurer ce qui nous manqua à Schlieben. […]
Dans la nuit du 11 au 12 octobre, le Commandant étant absent, une bombe fut posée dans l'endroit le plus dangereux de l'usine et toute l'entreprise sauta. L'équipe féminine de nuit s'en tira avec quelques blessures légères, mais du côté des hommes le nombre des victimes fut très élevé. Les prisonniers, affolés, enfoncèrent la porte du camp et se répandirent dans la campagne. Les gendarmes ramassèrent ce qu'ils purent ; nous étions entassées dans une salle de cinéma quand les avions anglais, attirés par le brasier, achevèrent le travail par une douzaine de bombes. Le lendemain, l'usine-sœur d'Altenburg sautait à son tour. La Gestapo vint sur les lieux, conclut au sabotage. En représailles, il vint de Leipzig un régiment de tout jeunes S.S., de grands diables blonds de dix-sept à dix-huit ans, qui sans répit matraquaient les forçats obligés de récupérer les débris. Pendant trois jours cette fleur de la jeunesse hitlérienne s'amusa royalement à martyriser les juifs. Nous étions également de corvée, mais ces messieurs avaient évidemment reçu ordre de ne pas nous toucher.
Nous défilions passives, en traînant nos caisses à travers ce jardin des supplices. C'est ainsi que fut fondée, dans le sang et les larmes, la seconde usine de Schlieben. Cette nouvelle usine n'était qu'un ensemble de baraques construites hâtivement au bord du bois. Elle ne battit jamais que d'une aile. Nous eûmes alors une période bénie : on nous donna des chandails, de beaux manteaux civils (où pendaient des lambeaux d'étoiles jaunes) ; la soupe devint véritablement mangeable et grâce à la complicité des quarante gitanes restées à la cuisine nous pouvions voler un appréciable supplément de nourriture sous forme de pommes de terre et de carottes crues, seul remède à l'avitaminose dont nous souffrions. Les hommes aussi eurent des manteaux, mais pour eux, cela s'arrêta là. Les parrains nous couvraient de cadeaux clandestins ; j'avais deux ou trois fois par semaine la joie de lire un journal : la libération de la France, l'avance alliée sur le Rhin nous éblouissaient. A l'usine, les matières premières manquaient fréquemment. En tant que chef d'équipe, j'eus souvent l'occasion de m'entretenir avec le Directeur et le personnel civil ; tous semblaient souhaiter une fin prompte de la guerre. A deux ou trois exceptions près, ils se montraient vraiment aimables envers nous. Je me demande jusqu'à quel point leur attitude humaine était dictée par le trouble où les jetaient les événements. Malgré leur gentillesse, ils restaient esclaves de leurs préjugés : ils avaient des égards pour nous parce que nous étions les représentants d'une grande race ; mais les juifs, à leurs yeux, restaient des « chiens ». Il convient néanmoins de signaler qu'à cette époque une affiche signée du Directeur fut apposée dans les ateliers, invitant les contremaîtres à ne pas battre les juifs exagérément : car «il est dans la nature de tout Allemand de savoir garder la juste mesure » (es liegt im Gefilhl eines jeden deutschen Mannes, dos richtige Mass zu bewahren). Cependant je n'ai connu que deux Allemands qui vraiment ont fait tout ce qui était de leur devoir d'honnêtes gens, envers qui que ce soit, et cela jusqu'à épuisement de leur possibilité.