Ni les matricules ni les triangles n'empêchent la confusion des races et des langues. L’univers entier compte des victimes dans les camps de concentration, car tout était prétexte à l'Allemand pour mettre en esclavage les peuples libres et pour faire d'un humain une caricature d'homme, physiquement et moralement.
Oui, tout était prétexte ; la race, la nationalité, l'idéal philosophique, religieux ou politique et aussi le patriotisme.
Et les camps, pendant l'occupation ennemie, devinrent d’immenses réservoirs d'hommes, de femmes, d'enfants de toutes nationalités, déversés en flots anonymes à travers le Grand Reich. Ils devaient aider à la victoire allemande ceux qui étaient envoyés forger le fer des armes, construire les VI, les V2, travailler pour l'industrie de guerre allemande.
Ils furent surtout les victimes de l'asservissement des races dites inférieures par celle qui se disait la race des seigneurs.
Les camps connurent les foules les plus variées. La Russe des confins de l'Asie côtoyait l'Américaine de Chicago, la Négresse de Madagascar travaillait avec la Parisienne. L'exubérance de l'Espagnole contrastait avec le calme des races nordiques, et les beautés de l'Empire céleste se remarquaient à peine dans cette foule concentrationnaire. L’Israélite, traqué dans tous les coins du monde, se retrouvait avec le catholique et le protestant de tout pays ; le franc-maçon que Vichy poursuivait soutenait son idéal philosophique avec le prêtre, son compagnon de misère.
Les soutanes, les vêtements civils qui donnaient un peu de personnalité étaient relégués à la Kammer (réserve de vêtements). Certains habits pris dans les synagogues furent même convertis à Ravensbrück en culottes pour les prisonnières. Et dans un déshabillé noir et blanc, avec des rayures en long, d'autres en travers, on aurait cru voir sous ce déguisement une équipe de joueuses de football !
Naturellement, les peuples s'exprimant dans la même langue sympathisaient plus facilement, et l'amitié entre Français, Belges, Luxembourgeois se retrouvait dans tous les camps comme aussi la complicité germano-polonaise. Au block 32 de Ravensbrück, nous avions un groupe de Belges, venant des prisons de Belgique et d'Allemagne. Elles appartenaient presque toutes à la Résistance belge. Comme nous, Françaises, elles portaient le triangle rouge sans initiale de nationalité (la Belgique était sans doute, avec la France, considérée comme étant sous protectorat allemand).
Appartenant moi-même à un réseau belge, je fraternisais avec beaucoup d'entre elles. Plusieurs, ayant voyagé en France, évoquaient des paysages connus, de longues randonnées à travers les Alpes et... surtout Paris ! J'étais passée à Bruxelles un jour de fête, et elles étaient fières d'apprendre que j'avais vu le Manneken-Pis revêtu de ses beaux atours. Fières aussi de leur charcuterie succulente, de leur pâtisserie délicieuse que j'avais appréciée pendant mon séjour, riant de m'entendre leur rappeler les noms de certaines rues de Bruxelles, à évocation culinaire : rue des Harengs, rue des Radis, rue du Fromage, impasse de la Moutarde...
La Belgique côtoyait... la Chine. Dans ce block 31 se trouvait en effet Nadine, la Chinoise, qui, ayant habité longtemps Pékin, nous initiait aux coutumes ancestrales de son pays, nous parlait de ces paysages de rêve aux arbres rabougris, aux maisons de papier, aux meubles de bambou et de ces fêtes splendides des cerisiers en fleur.
A côté d'elle, Blanchette, pauvre petite Négresse tuberculeuse, toussait nuit et jour, souffrant beaucoup des rigueurs de la température nordique. Ses grands yeux fiévreux semblaient toujours interroger comme un enfant qui ne peut comprendre l'injustice des hommes. Et, naïvement, elle demandait « pourquoi les vilains missiés l'avaient emmenée et ce qu'ils allaient lui faire ». Bonne d'enfants chez des résistants, ignorant tout de leurs secrets, elle était arrivée à Ravensbrück après deux mois de Fresnes, sans aucun interrogatoire.
Elle mourut très vite, en quelques mois, rongée de tuberculose, affirmant avec candeur jusqu'à la dernière minute « qu'elle ne pouvait vivre sans son soleil et que celui de Ravensbrück n'était que du soleil allemand ».
Et puis, il y avait des Hollandaises, des Norvégiennes, ces dernières formant un groupe homogène vivant entre elles et recevant, comme les Polonaises, de nombreux et copieux colis.
Les Polonaises et les Allemandes étaient en grande majorité. Il y en avait de tous les milieux ; parmi elles, des condamnées pour des motifs très variés depuis le triangle vert ou noir des détenues de droit commun jusqu'au triangle rouge réservé aux politiques. C'étaient les dirigeantes du camp, celles qui, avec des brassards, se distinguaient des autres détenues, et qui, bien nourries, dispensées de travail, ayant un lit individuel, du linge et des vêtements de bonne coupe, veillaient à l'exécution des ordres S.S. Chefs de blocks, aides de Blockowas, chargées de la police du camp, elles s'acquittaient « aveuglément » de leur tâche, tout ordre donné étant respecté, même si la mort devait suivre.
Une centaine de jeunes étudiantes polonaises servirent de cobayes humains pour des expériences de greffe osseuse sur les jambes. Deux d'entre elles, rares survivantes d'un lot de sacrifiées, Nina Iyanska et Héléna Piasceka, sont arrivées à Paris, où leurs cas sont examinés par les célébrités du monde médical.
Quelques Anglaises, quelques Américaines, quelques Espagnoles surprises en France étaient en très petit nombre. Les Italiennes arrivèrent nombreuses vers la fin au camp de Mauthausen, elles venaient d'usines évacuées et nous n'eûmes que peu de rapports avec elles. Les Tchèques furent en général amies des Françaises ; elles parlaient souvent notre langue et comme nous, haïssaient les Allemands.
Quant aux Russes, très nombreuses dans tous les camps, les sympathies étaient très discutées. Entre une femme ingénieur ou docteur de Leningrad et une paysanne illettrée de l'Ukraine, il y avait tant de différence qu'il serait injuste de généraliser dans un sens ou dans l'autre. Les Allemands ont toujours maltraité les Russes dans les camps. Beaucoup n'avaient même pas de chaussures à Ravensbrück, et je les ai vues rarement faire des bassesses aux Allemands. A part la grande Ivanova, qui fut certainement avec l'Allemande (la générale Wagner) un mouton au block 32, je n'ai jamais remarqué de sympathie compromettante avec les SS. Des prisons russes furent libérées lors de l'avance allemande et toute une lie de « droit commun » fut envoyée dans les camps : c'est ainsi que j'explique les nombreux vols qui leur furent reprochés.
Un block fut spécialement affecté à un peuple de Tziganes, de Gitanes qui, arrêtées sur les routes dans leurs roulottes avec leur progéniture, échouèrent à Ravensbrück. Ces femmes, ces enfants vivaient dans une saleté repoussante, plus tassés encore que dans les autres blocks, indisciplinés, pillards, voleurs, sans aucun effort pour rendre possible la vie en commun. Les distributions de soupe étaient de véritables bagarres où les plus forts essayaient de s'approprier la part des plus faibles : il y avait souvent des batailles avec des blessées. Les enfants, recouverts de haillons, souvent pieds nus, criaient à longueur de journée et essayaient de voler ce qu'ils pouvaient. Par les fenêtres, ils s'introduisaient, tels des chats, dans les blocks, fouillaient les lits et vendaient ce qu'ils avaient ainsi dérobé.[…]
Ainsi l'univers entier se retrouva dans les camps, mais rares furent les détenus qui essayèrent un rapprochement entre les peuples. Quelques tentatives d'aide mutuelle furent faites à Buchenwald lorsque les résistants furent en grand nombre, un noyau communiste eut ses œuvres sociales » à Ravensbrück, mais en général il y eut peu de relations entre les peuples de cet État concentrationnaire : l'égoïsme et le sadisme des « droit commun » ayant nui beaucoup pour la compréhension d'une fraternité mondiale.