Il y avait peut-être quinze jours que nous avions commencé à travailler lorsqu’un matin, au lieu d’être envoyées sur le chantier habituel, nous fûmes placées comme pour un appel, à l’intérieur du camp. Après une certaine attente, nous vîmes arriver un civil, en compagnie de la gardienne chef du bureau de travail et de la prisonnière responsable de ce bureau. […]
Ce jour-là nous ne comprîmes pas tout de suite ce qui nous arrivait. Je me trouvai par hasard placée à l’extrémité des rangs. À l’autre extrémité le civil et son entourage. Bientôt le bruit parvint jusqu’à nous qu’on examinait les mains de chaque prisonnière et qu’un triage s’opérait. Les numéros étaient relevés. Les mots transports, usine, munitions, circulèrent…, la plus grande consternation régnait. Était-il possible que nous fussions contraintes à tourner des obus qui tueraient nos frères, à construire des avions qui bombarderaient nos villes, bref à mettre nos bras et notre temps au service de l’ennemi ? […]
Une affreuse angoisse nous serrait la gorge. Le choix continuait de se faire. L’homme appréciait rapidement la qualité de ses esclaves. Il en éliminait très peu ; le travail exigé ne devait pas être très minutieux. Le silence était absolu. Pas un muscle de nos visages ne bougeait. Cependant nos yeux se tournaient de temps en temps vers ceux de la voisine, vers l’amie préférée qui, par une volonté impitoyable, allait peut-être nous être arrachée. L’homme arrêta son travail à quelques rangs du nôtre. Il avait son compte et nous étions sauvées.