Après avoir travaillé durant vingt mois à l’extérieur, je me trouvais pour la première fois à l’abri des intempéries et des violences permanentes.
La nourriture était légèrement améliorée, et le plus apprécié et inattendu des changements fut un dimanche de repos sur deux. Les gardiens étaient moins agressifs, le commandant du camp, le SS Anton Lukaschek semblait avoir déversé sa hargne sur des précédents détenus. Ses préoccupations majeures étaient de ne pas être envoyé au front russe et de trouver assez de boissons alcoolisées pour se saouler. La présence quotidienne d’employés civils de l’entreprise Siemens-Schuckert et leurs besoins impératifs d’une production régulière ont contribué à nous rendre la vie moins dure. Comme ancien, j’ai eu le privilège de pouvoir choisir la taille de la machine sur laquelle je devais travailler. J’ai choisi la plus petite, croyant pouvoir la maîtriser plus facilement. Cette appréciation était fausse, la dimension n’avait aucun rapport avec la difficulté des produits à réaliser, bien au contraire. Lors de la réalisation de ma première pièce, je me suis trompé de dix millimètres. Cette énorme erreur m’a valu un sévère avertissement du contrôleur allemand : « Une deuxième faute, et tu te retrouveras à Auschwitz ! » Sa menace fut efficace, je ne me suis jamais plus trompé !
Des relations plus confiantes, plus solidaires s’étaient établies entre nous. La présence des femmes a grandement contribué à changer l’atmosphère et nous a réconfortés. Elles avaient toutes un comportement admirable et une grande dignité. Pourtant, leur vie dans cet univers était infiniment plus éprouvante que pour les hommes.
Mon amie Thérèse Glowinsky, maintenant notre doyenne, lorsqu’elle fut arrêtée a laissé ses trois jeunes enfants et son mari en France. Combien était grande l’inquiétude de ces femmes et de ces hommes qui ont dû laisser ainsi leur famille à l’abandon. Ils vivaient dans la peur permanente qu’à leur tour ces enfants ou ce mari soient aussi arrêtés et déportés. Thérèse, malgré son immense chagrin et son inquiétude, inlassablement encourageait ses compagnes à persévérer dans la lutte pour la survie.
En avril et mai 1944 avec les convois nos 71 et 73 la famille Jacob fut déportée. Madame Jacob et ses deux filles, Milou et Simone, furent déportées au camp de Birkenau, puis Monsieur Jacob et son fils ont été envoyés dans le camp peu connu de Kaunas (Kovno), en Lituanie.
Stanisla Starostka, redoutable responsable du camp des femmes, condamnée à la pendaison pour ses crimes après la Libération, se tenait près du portail. Remarquant Simone, qui avait alors seize ans, elle lui dit : « Tu es trop jeune et trop belle pour mourir, je vais t’envoyer quelque part où tu auras plus de chance de t’en tirer ! » Avec bravoure, Simone, sans prendre garde au risque qu’elle encourait, répondit : « Mais ma mère et ma sœur doivent rester avec moi ! » Aussi surprenant que cela puisse paraître, la fameuse Stanisla Starostka y consentit, bien que visiblement Madame Jacob, à la suite d’une opération subie peu avant sa déportation, était très amaigrie et d’une grande faiblesse. Ainsi, le courage et la beauté de Simone ont permis à sa mère et à Milou d’être affectées (avec trois autres déportées) au commando Siemens-Schuckert, à Bobrek.
Une sœur aînée de Simone, Denise, a été déportée comme résistante, elle est heureusement revenue. Madame Jacob est décédée après l’évacuation d’Auschwitz. Milou a trouvé accidentellement la mort quelque temps après la guerre. Simone m’a profondément ému et impressionné par sa beauté, son sérieux, ses yeux clairs d’un bleu pur, voilés de tristesse. Sa ressemblance avec ma sœur Erika me la rendait plus précieuse encore !
À son retour, après ses études, Simone est devenue l’épouse d’Antoine Veil, et mère de trois garçons, grand-mère et arrière-grand-mère, ce dont elle est très fière. Simultanément elle a commencé une carrière politique incomparable. En sa qualité de ministre de la Santé, elle a présenté la loi sur l’IVG, donnant aux femmes la liberté de pouvoir interrompre une grossesse non souhaitée. Elle a subi lors de cette mémorable séance à l’Assemblée nationale des affronts inqualifiables. Pour comble, un député conservateur a assimilé son projet à la pratique du génocide nazi. C’était ignoble ! (C’est le moins qu’on puisse dire.) Elle a su, malgré une forte opposition, faire adopter cette loi, qui se trouve encore associée à son nom.
Puis elle est devenue la première présidente du Parlement européen. Après plusieurs fonctions ministérielles, elle a siégé, jusqu’en 2008, parmi les neuf membres du Conseil constitutionnel. Par l’exemplarité de sa vie, elle est, avec quelques autres survivants connus, la preuve incontestable que le monde, dans toute sa diversité, a été privé de la potentialité d’intelligences, d’érudition et de savoir-faire, par le brutal assassinat de femmes, d’hommes et d’enfants, sans autres raisons que celles d’exister et d’être Juif.
Ces propos ne diminuent naturellement en rien notre douloureux souvenir pour les autres victimes de la Shoah pour lesquelles nous gardons toujours une grande place dans notre mémoire. Pour les déportés de France, Simone Veil représente avec dignité et courage le flambeau de la mémoire. Depuis notre retour, nous nous voyons régulièrement, liés par une indéfectible amitié. À chacune de ces rencontres, les souvenirs de là-bas émergent immanquablement. « Nous croyons avoir échappé à Auschwitz, mais nous y sommes toujours. »
Dans les ténèbres de notre existence, dans ce tunnel au bout duquel n’apparaissait aucune lueur d’espoir, il m’est arrivé à Bobrek la chose la plus inattendue : mon premier amour ! C’était un sentiment que je n’avais jamais connu auparavant. Parmi les femmes du commando, une jeune fille a tout particulièrement attiré mon regard. Elle était petite, brune, mignonne et très discrète. J’ai vaincu ma timidité pour lui parler au travers du grillage. Elle s’appelait Bluma Dab et venait d’Anvers. Dès lors elle occupa toutes mes pensées. Ses compagnes nous observaient avec bienveillance, amusées et heureuses pour nous ! Mon amour platonique les attendrissait. Aujourd’hui encore, avec Simone, il nous arrive d’évoquer cette histoire si romantique et surtout les circonstances dans lesquelles elle s’est déroulée. Un jour Bluma a traversé seule la cour devant l’usine. Sans hésiter j’ai arrêté ma machine et je suis sorti la rejoindre… Inconscients de notre environnement, nous nous promenions ! Le coup de sifflet strident du commandant SS, stupéfait, nous a ramenés à la triste réalité. Il m’a interpellé en hurlant : « Tu te crois où ? Tu es en train de commettre une très grave infraction ! Attends-toi à une sévère punition après l’appel du soir ! » Cet incident s’est finalement soldé par un coup de pied, que j’ai réussi à esquiver. Par bonheur, Lukaschek ce jour-là, contrairement à ses habitudes, n’était pas saoul…
Avec le recul, je réalise que cet amour a fait renaître en moi le goût du « rêve » et de l’espoir. Il m’a été de toute évidence d’un réconfort certain. Avec un morceau de tissu rayé « organisé », je m’étais confectionné un col pour ma chemise et j’avais amélioré la forme de mon béret. Sans doute pour lui plaire et rendre mon aspect plus attrayant. Ces préoccupations vestimentaires n’avaient naturellement pas échappé à mes camarades. Bluma a survécu. Après la Libération j’ai reçu de ses nouvelles. Elle s’était mariée, avait eu un enfant. Puis curieusement ce fut le silence… Je ne sais pas ce qu’elle est devenue.
De temps en temps, des scènes cocasses et dérisoires se produisaient. Un matin, aux lavabos, je fus témoin d’une parodie inattendue. Quelques déportés, avocats, professeurs, médecins se saluaient en s’inclinant se donnant leur titre respectif : « Guten Morgen Herr Ingenieur ! – Guten Tag Herr Doktor ! – Gut geschlafen Herr Professor ? » (Avez-vous bien dormi Monsieur le professeur ?) Dans ce monde absurde voulaient-ils se rappeler celui qui était le leur, hier ? se révolter contre l’humiliation et l’anonymat ? ou tout simplement se prouver qu’ils « existaient » encore ! C’était le triste spectacle du passé et des frustrations présentes. D’autres passaient leur temps de repos à se rappeler les plats succulents préparés par leurs femmes ou leurs mères, échangeant même des recettes. Ils en parlaient avec tant de délectation qu’ils se donnaient l’illusion de les savourer ! Mon voisin de lit, Zev, d’origine polonaise, parlait l’allemand, et nous avions beaucoup d’affinités. Nous sommes devenus amis et le sommes toujours restés. Durant nos heures de travail et malgré le risque encouru, nous fabriquions des briquets que nous échangions pour de la nourriture avec les civils qui travaillaient avec nous. Bien entendu, notre rendement en pâtissait, mais notre ami Nussbaum, l’ingénieur chargé du contrôle, s’arrangeait pour que le nôtre soit quand même suffisant.
Apprenant, en août 1944, la libération de Paris, nous ne pouvions dissimuler notre joie. Dès lors nous pressentions que des changements allaient bientôt se produire sans toutefois pouvoir imaginer en quoi. Évidemment l’événement le plus souhaité était la victoire des Alliés et l’écrasement du régime nazi. Vers la fin de cette même année, nous entendions de temps en temps, en nous réjouissant, les sirènes annonçant le survol des avions alliés. Mais ni la voie d’accès par chemin de fer, ni les camps d’Auschwitz, considérés par les Alliés comme n’étant pas des objectifs militaires, ne furent bombardés ! Il est certain que ces bombardements auraient entraîné de nombreux morts parmi les déportés, mais en même temps d’une certaine manière une délivrance ! […]