Par petits groupes, nous entrons ensuite au local des douches : il faut d'abord déposer, dans un sachet de papier fort, ses bijoux, son alliance, sa montre, son portefeuille, ses valeurs, en un mot tous ses objets précieux. En échange, on passe à notre cou, suspendu par une cordelette, un petit rectangle de métal, où est gravé un numéro matricule qui servira désormais d'état-civil ; le même numéro est porté sur un sachet où gisent pêle-mêle, lambeaux arrachés à notre cœur, les doux souvenirs d'une femme aimée et les témoignages de notre vie d'hommes libres.
[...] Les personnalités physiques ont perdu leurs caractères ; que sont devenus le général, le prêtre, le médecin, le fonctionnaire, le commerçant, le paysan ou l'ouvrier dans cet affreux anonymat de la défroque ? C'est à peine si nous reconnaissons nos amis et s'ils nous reconnaissent. Nous ne sommes plus des hommes, nous n'avons plus rien dans les mains, rien dans les poches, pas même un mouchoir pour essuyer nos larmes. Nous sommes devenus […] une baroque silhouette impersonnelle, que seul identifie un numéro, une banale chair à souffrance anonyme, dans la foule sans nom.