Un matin [à la quarantaine], les Kapo nous bousculent hors de l’enclos, vers la place d’appel. Les autorités sont déjà sur place. Sélection ! Nous savons ce que cela veut dire. Les dernières sélections de Ravensbrück ont été mortifères. Nous avions vu disparaître des compagnes qui n’étaient pas encore aux portes de la mort. Pour faire son choix, le médecin désignait tantôt les cheveux blancs, tantôt les jambes enflées. Cela pouvait être aussi bien celles qui avaient de l’œdème et des boutons. Nous sommes tellement conditionnées à l’horreur que nous accepterions un choix parmi les plus atteintes, celles qui vont mourir.
Ici, sur la place d’appel de Mauthausen, le médecin ne regarde même pas les femmes qu’il a devant lui. Il donne l’ordre aux secrétaires imperturbables de noter le numéro d’une détenue sur quatre. Je comprends rapidement et je compte. Un, deux, trois, quatre… un, deux, trois, quatre… ni Jeannette, ni Sylvette, ni Françoise, mais moi ?... je m’affole, je compte. Un, deux, trois, quatre… un, deux, trois, quatre… ils sont loin derrière moi et je compte encore. Je n’en suis pas.
Au matin du jour suivant, les Kapo viennent chercher les infortunées désignées. Quelques-unes ont fait des échanges pour ne pas être séparées. Avec les secrétaires, des arrangements ont été possibles. Pleurs et embrassades. Toutes les tziganes du Block 16 partent aussi avec leurs enfants. Où les mène-t-on ? Que vont-elles devenir ? On parle ici d’un lointain château dont ne sont jamais revenus ceux qu’on y transportait.
Ce qui est terrible, c’est qu’au soir même de leur départ nous avions presque oublié nos camarades. Nous nous sommes allongées avec délice sur les châlits libérés.