Je m'étais résignée à attendre la fin de la guerre au block 13, quand, subitement, fin juillet, les plus valides d'entre nous furent embarquées dans un transport monstre de deux mille femmes. Ce transport était une véritable tour de Babel : Françaises, Belges, Hollandaises, Allemandes, Polonaises, Tchèques, Russes, Ukrainiennes, Hongroises, Grecques, plus un millier de Gitanes. Nous fûmes douchées et dotées d'effets neufs et uniformes : linge rayé, robe de toile d'un gris presque blanc, veste rayée, bas de laine grise et grosses chaussures. Chose remarquable, notre groupe de pestiférées, une fois décrassé, vêtu de neuf et transplanté dans une autre atmosphère, se porta immédiatement à merveille. Après des préparatifs confus et laborieux, ralentis encore par une longue alerte, chose rare à Ravensbrück, dont on profita pour oublier de nous ravitailler, nous nous trouvâmes enfin massées, sur la grande place, en ordre de bataille, la veste pliée sur le bras gauche, le bouton de la robe ouvert de façon réglementaire, à la main, serrées dans un mouchoir, quelques pauvres affaires de toilette autorisées par la fouille et , cachés sous la robe, divers objets illicites que les camarades nous avaient lancés au dernier moment. Le départ fut un triomphe : les restantes nous acclamaient comme si nous partions pour la gloire. Contre la porte d'entrée, tapie à l'ombre d'une charrette, la Grande Policière observait le défilé. Je regardais de tous mes yeux, souhaitant ne jamais, jamais revenir. La sortie fut un éblouissement : après cinq mois et demi d'allées noires et de baraques, la splendeur d'un soir d'été, un lac pâle bordé de verdures dorées, des villas croulant sous les fleurs. On allait enfin respirer, voir ce qui se passait dans le monde, en un mot, vivre...
Les wagons du train immense ne comportaient pas même de paille. Après une nuit pénible, on nous débarquait à Leipzig Schönefeld.