Nous sommes arrivés à Lodz le lendemain de Yom Kippour, le dimanche 24 septembre [1939]. Quatre jours plus tard, Varsovie devait capituler. Quant à la ville de Lodz, elle avait été occupée par les troupes allemandes dès le 8 septembre. Des mesures avaient aussitôt été prises à l’encontre des Juifs.
Début novembre, la région de Pologne autour de Lodz et de Poznan était incorporée au IIIe Reich, sous le nom de Warthegau. Poznan s’appelait désormais Posen, notre ville, Litzmannstadt, et notre rue Piotrkowska devint la Adolf Hitler Strasse. Interdiction fut faite aux Juifs d’y habiter, d’y posséder une boutique et même d’emprunter ou de traverser la rue. Par ailleurs, les Juifs étaient dorénavant astreints à porter une étoile de David avec l’inscription « Jude ».
Bientôt notre appartement de la rue Piotrkowska a été réquisitionné et nous avons été expulsés. Nous ne savions quoi faire, ni où aller. Finalement nous avons loué une charrette pour transporter nos lits, nos matelas, des couvertures et de la vaisselle, les seuls biens que nous avions le droit d’emmener. Et nous nous sommes installés 40 rue Zawadzka, une rue perpendiculaire toute proche, appelée par les Allemands Zieten (strasse), et actuellement appelée Prochnika.
Juste en face de notre nouveau logement, un gymnasium abritait un cantonnement de SS. Un jour, vers quatre heures du matin, on frappa violemment à la porte. Des SS sont entrés. C’était le concierge de l’immeuble qui leur avait indiqué l’étage où des Juifs habitaient. Ils ont fouillé notre appartement de fond en comble et ont commencé à interroger mes parents. Puis nous désignant du doigt, mon frère Izaya et moi, ils nous ordonnèrent :
— Vous deux, suivez-nous.
Ils nous emmenèrent dans leur cantonnement où nous avons dû faire du feu et le ménage. Après deux ou trois heures, lorsque tout fut terminé, ils nous donnèrent un morceau de pain à chacun :
— Revenez demain. Sinon nous viendrons vous chercher.
Ce petit manège a duré deux semaines.
Les comptes bancaires des Juifs étaient bloqués, le magasin de mon père fermé, il n’y avait plus d’argent à la maison. J’ai donc décidé d’aller récupérer un peu de tissu dans le magasin pour le vendre. Devant la porte, un camion était stationné avec des soldats allemands. Le concierge m’a mis en garde : « N’y va pas. » Malgré ma peur, je me suis approché ; les soldats me menacèrent de leur mitraillette. J’ai tout de même demandé où la marchandise devait être emmenée.
— En Allemagne, c’est confisqué ! fut la seule réponse.
J’étais reparti les mains vides, mais je me suis obstiné. Comme j’étais blond aux yeux bleus, j’ai décidé d’ôter l’étoile juive de ma veste, ne doutant pas qu’on me prenne pour un véritable « Polak ». Et en fin de journée, je suis retourné au magasin sur la porte duquel les scellés avaient été posés, avec un panneau : Interdit d’ouvrir sous peine de mort. Je les ai arrachés et je suis entré, conscient qu’en agissant ainsi je prenais un risque considérable. Mais je ne pensais qu’à une chose : trouver un moyen de faire vivre ma famille pendant quelque temps. Le magasin était pratiquement vide : toutes les pièces de tissu avaient été emportées par les Allemands. Il restait juste quelques coupons que j’enroulais autour de ma taille, avant de tout remettre en place et de m’éclipser. En cette époque de complète pénurie, les prix des marchandises avaient décuplé. J’ai vendu les coupons, et nous avons pu acheter un peu de nourriture.
Des affiches placardées sur les murs par les nazis incitaient les jeunes Polonais à partir travailler en Allemagne. Un jour, devant le cinéma Kapitol, j’ai vu des gens qui faisaient la queue. Pensant qu’ils attendaient pour acheter quelque chose, j’ai demandé :
— Qu’est-ce qu’on distribue ici ?
On ne distribuait rien. Les gens attendaient pour s’inscrire afin d’aller travailler en Allemagne. En ce qui me concernait, je voulais simplement obtenir des (faux) papiers. Un Volksdeutsch, Polonais d’origine allemande, avec un brassard à croix gammée, qui faisait office de planton, me demanda mes papiers d’identité ; je n’en avais pas. En effet, avant la guerre en Pologne, lors de sa naissance, chacun était inscrit sur les registres civils ; pour les garçons, il fallait ensuite attendre jusqu’au service militaire pour avoir une pièce d’identité. Le planton m’ordonna alors de me rendre au commissariat. Sur le mur du commissariat, une photo de Hitler et de hauts dignitaires nazis. Les policiers allemands présents parlaient allemand avec un autre Volksdeutsch, qui faisait office d’interprète. Je faisais semblant de ne pas comprendre, sinon cela aurait semblé louche : de ma connaissance de l’allemand on aurait pu en effet déduire que j’étais Juif. J’ai raconté des boniments en polonais, j’ai dit que je venais de Varsovie et que je me trouvais seul à Lodz. On m’a demandé mon nom : « Marian Marcinkowski », ai-je répondu avec aplomb. Un nom bien polonais, celui d’un sportif dont j’avais entendu parler. J’ai dû aller faire des photos et l’on m’a remis des papiers marqués d’un tampon à croix gammée, avec ma nouvelle identité. Je pouvais ainsi jouir d’une relative liberté. [...]
En février 1940, les Allemands annoncèrent l’ouverture d’un « ghetto » situé en grande partie dans le quartier ouvrier le plus pauvre de la ville, à Baluty, et dans le quartier contigu de Maryzin, proche du grand cimetière juif, et plus aéré. Il nous fallut quitter la rue Zawadzka pour le ghetto. Nous n’avons pu y trouver qu’une seule chambre pour nous six, mon père, ma mère, mes frères et moi, dans un appartement où se trouvaient déjà plusieurs familles, 13 rue Zurawia, ou 13 Kranikweg selon le nom donné par les Allemands. L’hiver était particulièrement glacial. Il n’y avait ni charbon ni bois pour se chauffer, et nous avons brûlé les bois des lits, puis les lames du plancher.
Au début, des Polonais n’avaient pas encore quitté le quartier, et des familles juives continuaient à y emménager. Le ghetto restait donc ouvert. J’étais toujours en possession de mes faux-vrais papiers qui me faisaient passer pour un « pur » Polonais, et, sans mon étoile de David, je pouvais continuer à aller et venir sans être inquiété. J’en profitais pour ramener un peu de nourriture à la maison.
Cependant un couvre-feu était imposé le soir à partir de 19 heures, jusqu’au lendemain matin à 7 heures. Or un soir, j’ai dépassé l’heure du couvre-feu, et lorsque je suis rentré dans le ghetto, j’ai eu très peur. Des SS et un policier polonais tabassaient un jeune Juif. J’ai ralenti le pas. Si je faisais demi-tour, je risquais d’être suspecté et abattu. J’ai continué à avancer. À leur façon toujours brutale, ils m’interpellèrent en allemand :
— Qu’est-ce que tu fais là ? Fous le camp !
En passant devant eux, les jambes en coton, j’ai compris qu’à leurs yeux, grâce à mes cheveux blonds et mes yeux bleus, ma bonne pratique de l’allemand (et au chapeau tyrolien que je portais !), je pouvais passer pour un véritable Volksdeutsch ! Notre immeuble était fermé, je frappai à la grande porte. Les Juifs qui habitaient au 1er étage hésitaient à ouvrir car ils avaient peur que ce ne soit la Gestapo. J’ai dû insister en yiddish pour que quelqu’un vienne enfin m’ouvrir.
— Qu’est-ce que je décide ? ai-je demandé un jour à ma mère. Bientôt les Allemands vont fermer le ghetto.
Ou je sors maintenant, ou après il sera trop tard. Mais si je sors, cela signifie que je ne pourrai plus rentrer.
Ma mère s’est mise à pleurer :
— Reste avec nous, m’a-t-elle supplié.
Alors j’ai déchiré mes faux-vrais papiers, oubliant que j’aurais pu vivre comme un Polonais, difficilement mais tellement mieux que comme Juif.
En mai 1940, le ghetto a été fermé ; il était entouré de barbelés reliés entre eux par des poteaux de bois. Les portes qui permettaient d’y accéder étaient gardées par la Schutzpolizei. Les conditions de vie devinrent de plus en plus difficiles.
Le problème de la nourriture était particulièrement crucial. Il fallait des heures et des heures d’attente pour obtenir un peu de pain, avec des tickets. Un jour, j’ai eu de la chance. La boulangerie devant laquelle je m’apprêtais à faire la queue était surveillée par des Allemands et un Volksdeutsch avec un brassard à croix gammée. Ce dernier m’a aussitôt reconnu. En effet, avant la guerre, en tant que sportif, j’avais beaucoup de camarades non juifs dans la ville ; et contre celui-ci, j’avais gagné un match inter-club de boxe. Il m’a donc interpellé :
— Que fais-tu là ?
Puis il m’a fait passer devant tout le monde et j’ai été servi le premier.
Quelques mois plus tard, vers la fin de l’année 1940, les Allemands exigèrent par voie d’affiches que chaque famille du ghetto envoie un de ses membres en Allemagne pour la construction de l’autoroute Francfort-sur-l’Oder/Posen (Poznan en polonais). En cas de refus, les parents subiraient des représailles.
Comme sportif, j’étais plus costaud que mes frères, et je me suis proposé. Il était précisé que nous recevrions de l’argent que nous pourrions envoyer à notre famille, et qu’après trois ou quatre mois de travail, nous reviendrions chez nous. Je voulais protéger mes parents ; de plus, à cette époque où l’on manquait cruellement de tout, gagner un peu d’argent me semblait une opportunité à ne pas manquer. Enfin je pensais revenir assez rapidement. Bien sûr, tout ce qui nous avait été promis n’était que mensonges, nous le découvririons bientôt.
Ma mère ne voulait pas que je parte. Nous avons beaucoup pleuré. J’ai embrassé mes parents, je suis sorti de notre pièce, et j’ai commencé à descendre l’escalier.
Quand je suis arrivé en bas, mon père m’a rappelé :
— Mosche, prends tes tefillins, tu feras tes prières.
J’ai pris les tefillins qu’il m’avait offerts pour ma barmitsva, et je suis parti.
C’était le 10 décembre 1940. Les partants ont été regroupés sur la place Marysin. Un train de voyageurs nous attendait pour nous conduire en Allemagne. Je ne me doutais pas alors que jamais plus je ne reverrais mes parents.