Zelow : C’est inimaginable, ils vont pendre dix hommes pour une infraction au couvre-feu !

Un matin, les miliciens arrêtent plus de cent hommes porteurs de l’étoile jaune et les emmènent au commissariat pour un prétendu contrôle d’identité. De là, ils les envoient au ghetto de Lodz. Trois semaines plus tard, cent soixante personnes sont raflées directement par l’armée allemande. Les critères sont les mêmes que la première fois : des hommes de moins de quarante ans et de bonne constitution. Une fois sélectionnés, ils sont embarqués de force dans des camions qui s’ébranlent aussitôt. D’après des bruits qui ont circulé bien plus tard, ils auraient été réquisitionnés pour travailler dans des usines où l’on fabriquait les fameux gaz utilisés dans les camps d’extermination. Personne ne sait si c’est la vérité. Pas un seul des cent soixante Juifs qui sont partis fin novembre 1941 n’a donné de nouvelles et aucun n’est revenu vivant. On avait déjà envoyé des hommes au travail obligatoire, mais jamais autant et de façon si rapprochée. Le mari d’Ita travaille avec le président du conseil juif qui est un de ses cousins. Il sait énormément de choses mais n’en parle jamais. De temps en temps, il accepte de s’ouvrir et, restant dans le domaine des généralités, il nous conseille de ne pas nous faire trop d’illusions : l’évolution sera obligatoirement négative. À l’usine, pendant le travail, les langues se délient. Certaines se demandent si l’atelier restera ouvert encore longtemps. D’autres disent que le ghetto de Lodz est hermétiquement fermé. Il est impossible de s’approvisionner à l’extérieur. Plus les nouvelles sont rares, moins elles sont fiables, et moins on en sait, plus on spécule, plus on parle.

Début décembre 1941, certaines lois viennent encore restreindre la liberté de circulation des Juifs. Il leur est interdit d’emprunter les rues principales pour se déplacer. D’autre part, ils ne peuvent se rendre à la place du marché pour la foire du mercredi qu’entre 10 et 11 heures. Ils doivent impérativement faire leurs courses pendant cette heure. Ils n’ont pas le droit d’arriver avant ou de partir après. Il est essentiel de s’organiser, car tout Juif surpris après le délai imparti est systématiquement frappé par les miliciens. Selon leur bon vouloir, ou plutôt leur humeur, il peut s’en tirer avec quelques coups ou être laissé pour mort. Les femmes étant plus responsables et plus terrifiées, elles préfèrent acheter moins et être rentrées à temps, ce qui implique que seuls les hommes sont les victimes de ces manœuvres.

Les Siwek sentent le piège se refermer. Mais que faire ? Où aller ? Pour oublier, le soir on va jouer aux cartes chez des amis. On passe par les cours arrière qui communiquent entre elles.

Juste avant Noël, la milice arrête un jeune homme de dix-huit ans qui a bravé le couvre-feu. À titre d’exemple, le comité de Volkdeutsche le condamne à être pendu sans autre forme de procès. Afin de marquer les esprits, les autorités décident de choisir, au hasard, neuf autres Juifs détenus pour des faits mineurs et de les exécuter en même temps. La stupeur s’abat sur toute la communauté. Jusqu’à ce jour, ce sont les brimades, les vexations, le travail obligatoire, les lois antisémites qui ont prévalu, mais on n’a pas tué un seul Juif à Zelow. Cela dépasse l’entendement, c’est inimaginable, incompréhensible : ils vont pendre dix hommes pour une infraction au couvre-feu ! Toute la population juive, hormis les enfants âgés de moins de huit ans, est invitée à se rendre sur la place du marché pour assister à l’exécution prévue le surlendemain. Ceux qui tenteront de se soustraire à cette obligation seront punis de mort. Le comité de la ville charge le conseil juif de construire une potence. Il a la responsabilité de la fourniture du bois et de la main-d’œuvre.

Le jour du supplice, tous les membres de la communauté se dirigent vers le lieu de la mise à mort, en empruntant les petites rues, comme la loi le leur ordonne. Ils ont laissé à la maison les enfants de plus de huit ans qui ne font pas leur âge. Les familles se donnent le bras ou la main et marchent en silence. La lente procession avance, perdue dans ses pensées. Ils comprennent qu’une page est définitivement tournée, que désormais leur vie ne vaut pas cher. Ils sentent le souffle de la mort les accompagner et leur prédire un avenir encore plus sombre. Petit à petit, ils se rassemblent tous sur la place cernée par l’armée allemande. Jamais Adèle, ni ses coreligionnaires, d’ailleurs, n’ont vu autant de soldats. Ils sont si nombreux qu’ils se touchent presque, et pointent leur mitraillette face à la foule. Serait-ce un prétexte pour nous rassembler, va-t-il y avoir un bain de sang ? se demande Adèle.

Après une demi-heure d’attente, un petit groupe débouche d’une rue. Il est composé d’une imposante escorte et des dix suppliciés. Les condamnés portent toujours leurs vêtements civils ornés de l’étoile jaune. Ils ont les mains liées dans le dos. Dans un silence total, deux SS montent avec chaque prisonnier sur l’estrade et le dirigent, à coups de crosse, à sa place, derrière une caisse. Une fois les dix Juifs alignés, un officier SS s’avance et, à l’aide d’un porte-voix, déclare :
- Il est temps que vous compreniez que les lois sont faites pour être respectées. Ces hommes les ont enfreintes, ils sont donc punis. À l’avenir, chaque manquement sera réprimé de la même façon. Tenez-vous-le pour dit !

Il se tourne alors vers deux sous-officiers et lance l’ordre d’exécution. À cet instant, la foule déjà silencieuse retient son souffle comme si un miracle allait se produire. En vain. Un soldat enfile un capuchon de toile sur la tête de chaque victime puis lui passe une corde autour du cou. Adèle observe les visages avant qu’ils ne soient masqués. Certains fixent l’horizon d’un regard vide, d’autres ont les yeux fermés et prient, les lèvres bougent mais aucun son n’en sort. Certains encore pleurent sans bruit, et les larmes coulent en un ruisseau continu. Les bourreaux, les victimes, la foule, tout est silence. Dès que toutes les cordes sont fixées, chaque paire de SS fait escalader la caisse par chaque condamné en le tenant par les coudes. L’officier SS aboie un ordre.

Comme dans une pièce maintes fois répétée, un des sous-officiers descend de l’estrade et se dirige vers les spectateurs pétrifiés. Il désigne une personne sur sa gauche et, après un instant d’hésitation, se disant sans doute qu’il vaut mieux économiser son énergie, il montre du doigt un autre jeune homme en face de lui. Il ordonne aux deux « volontaires d’office » de le suivre et leur désigne une corde à chaque extrémité de la potence.
- Vous saisissez ceci et, à mon commandement, vous tirez. Si par hasard il vous prenait l’envie de refuser, vous remplaceriez immédiatement un de ces hommes là-haut.

Sans avoir eu le temps de comprendre ce qui leur arrivait, les deux jeunes gens, hébétés, obéissent. Au signal, ils tirent de toutes leurs forces sur la corde, chacun de son côté. Simultanément, près de chaque condamné, un soldat allemand donne un coup de pied dans la caisse, qu’il envoie valser. Les suppliciés se tordent, gigotent quelques instants puis s’immobilisent. Aussitôt, le Shema Israel[1] s’élève, entonné par quelques-uns des spectateurs puis repris par de nombreux fidèles. De plus en plus de voix se joignent aux premières et la ferveur de la prière enfle, de plus en plus fort, bientôt reprise par la majorité de la foule. Les nazis, surpris, se ressaisissent très vite et, par l’intermédiaire du porte-voix, exigent la dissolution immédiate du rassemblement. Les chants se taisent et les groupes se reforment pour rentrer. Adèle se précipite à la recherche d’un des deux hommes qui a été désigné comme bourreau bien involontaire. Elle l’a vu s’enfuir en courant après la pendaison.

C’est son cousin germain Abraham, âgé de vingt-six ans, et aussi réservé qu’il est fort. Elle ne veut pas le laisser seul dans ces circonstances, elle se doute qu’il doit être incroyablement choqué. Elle frappe à toutes les portes connues, pas d’Abraham. Certains des Polonais qu’elle croise la dévisagent avec un sourire haineux et lui lancent en polonais :
- Ça y est, c’est enfin votre tour qui commence, bon débarras ! Peut-être que ce sera toi, la prochaine fois. Dors bien en attendant…

Adèle court sans s’arrêter, l’air brûle dans sa poitrine, elle ne fuit pas un danger effectif mais une idée, et c’est pire. Elle s’essouffle et ralentit. Comment les Polonais peuvent-ils être ravis de ce qui nous arrive, pense-t-elle en reprenant sa respiration, que leur a-t-on fait de mal ? Sa priorité, c’est Abraham, et personne ne l’a vu. Il y a un petit bois à quinze minutes de chez elle, peut-être s’y cache-t-il ? Malgré la fraîcheur de la température, elle décide d’aller voir. Après une heure de recherche, elle découvre son cousin agenouillé à côté d’un arbre, la tête dans ses bras relevés comme pour se protéger. Elle a beau lui parler, il ne répond pas. Elle insiste de toutes les manières possibles, mais il ne prononce pas un seul mot. Elle l’entraîne à sa suite et le ramène chez elle.

Pendant des jours, Abraham n’articule pas une seule syllabe. Il accomplit tous les gestes de la vie quotidienne tel un automate. Au moindre bruit il sursaute, l’air affolé. Lorsqu’il parle enfin, c’est en bégayant. Ce défaut ne le quittera plus jusqu’à sa mort, au Brésil, en 1993. Les Polonais, en le croisant, le surnommaient « Abraham le bourreau », et lui passait comme s’il n’avait rien entendu. Dieu seul sait ce qu’il avait pu éprouver ce jour maudit.


[1] « Écoute, Israël », prière extraite de la Torah.

Adèle GROSSMAN, La Mémoire dans la chair, Paris, Le Manuscrit, Collection Témoignages de la Shoah, FMS, 2007, pp.99-104