Quarante-huit heures après l’exécution publique, la milice envahit la grande synagogue de Zelow. Elle avait déjà réquisitionné la petite en bois, avait fait vider les lieux par le rabbin et l’avait aménagée en écurie pour ses chevaux. Là, malheureusement, les choses se passent différemment. Les soudards se saisissent des livres de prières, de tous les objets du culte, sans valeur marchande, et des rouleaux de la Torah. Ils empilent le tout devant l’édifice, ajoutent des châles de prière et versent de l’essence sur le monticule. Puis ils font venir le rabbin et commencent à jouer avec ses papillotes. Un milicien l’encadre de chaque côté et tire les papillotes jusqu’à les arracher. Un de leurs camarades de jeu prend une photo de l’événement. Riant de plus belle, ils jettent une allumette sur le bûcher, qui s’embrase. Le rabbin prie les yeux fermés. Sa sérénité énerve le chef des miliciens, qui prend une nouvelle allumette, la gratte et enflamme la barbe du sage. Celui-ci continue à psalmodier sans remuer autre chose que les lèvres. Fou de rage, le gradé lui décoche un énorme coup de poing qui envoie le saint homme s’écrouler sur les pavés. Il tombe face contre terre et le feu de sa barbe s’éteint. Ravis de leur exploit, les miliciens s’en vont, et les étudiants se précipitent pour ramasser et soigner leur maître. Dieu a réalisé un miracle, il survivra… pour l’instant.
La situation évolue à une vitesse exceptionnelle. Dès le lendemain de l’évacuation de la grande synagogue qui va être aménagée en caserne de pompiers, la milice arrache à leurs familles les notables et les érudits de Zelow. À l’exception des citoyens d’origine allemande et tchèque, les architectes, ingénieurs, commerçants aisés, industriels, professeurs et le médecin sont envoyés vers une destination inconnue.
Malgré la situation, chez les Siwek, on espère. On ne sait pas quoi, mais toute la semaine chacun vaque à ses occupations comme si de rien n’était. Lors du shabbat on réussit des prodiges pour fêter dignement le jour du Seigneur. On a adopté cette belle phrase de Heinrich Heine : « Toute la semaine comme un chien, le shabbat comme un prince. » C’est véritablement l’occasion de se rassurer mutuellement autrement qu’avec des mots. La chaleur, l’humour, l’affection, l’amour se mélangent et forment le ciment qui unit toute la famille. Tant qu’ils resteront soudés, ils savent qu’il ne peut rien leur arriver. Enfin, ils le supposent…
Les règles ont changé. Désormais la vie des Juifs ne vaut rien. Leur avenir dépend du bon plaisir de l’occupant. S’ils en ont envie, aidés par les Polonais antisémites, les Allemands n’hésiteront pas à exterminer tous ceux qui croiseront leur route. Adèle a la prescience du danger. La frontière entre l’incertitude du lendemain et la certitude de ce que sera la fin a été franchie lors de l’exécution publique. Les deux maîtres mots, pour la jeune fille, sont « méfiance » et « vigilance ». Elle pénètre dans la cuisine, un papier à la main.
- Regarde, maman ! Ils ne doutent de rien !
- Qu’est-ce que c’est, ma fille ?
- Un avis qui est placardé sur toutes les portes des maisons et logements juifs. Avant le 15 janvier 1942, c’est-à-dire dans quarante-huit heures, tous les possesseurs de postes de TSF, de manteaux de fourrure, de bijoux et valeurs en or, de diamants et d’armes sont priés de les apporter au commissariat. Un reçu leur sera remis en échange de leurs biens et ils seront indemnisés après la guerre. Des perquisitions seront menées chez ceux qui ne se manifesteraient pas. Ils sont fous, ces Allemands ! Des armes, comme si on en possédait, et puis quoi encore ?
Personne ne se fait d’illusion quant à l’indemnisation. Elle semble aussi éloignée que la Lune. Le problème se pose surtout pour les plus démunis qui ne peuvent donner que ce qu’ils possèdent, c’est-à-dire rien. Certains, par peur pour leur vie, abandonnent leur seul bien : leur alliance. D’autres, mieux lotis, portent une partie de leur patrimoine et cachent le reste.
La rumeur indique l’arrivée massive de SS et leur impute les nouveaux débordements. La milice rafle tous les jours des Juifs pour des travaux d’intérêts généraux et les relâche le soir. Les SS ont donné l’ordre au mari d’Ita, Pinkas, qui travaille au conseil, de mettre quarante logements de qualité à leur disposition.
On sait que, dans la plupart des villes avoisinantes, on rassemble les Juifs pour les envoyer ailleurs. Si d’aucuns sont inquiets, personne, absolument personne ne peut encore imaginer l’inimaginable. L’étau se resserre autour de Zelow. Jusqu’à présent, excentrée par rapport aux voies principales de communication, elle avait été provisoirement à l’abri. À quelques kilomètres au sud se trouve la ville de Belchatov. Elle sera vidée de toute sa communauté peu de temps avant sa voisine.