Comment luttions-nous contre la menace de ces divers troubles psychiques dont aucune de nous, si bien trempée d'âme et si résistante corporellement fût-elle, n'aurait été à l'abri à l'occasion d'une défaillance physique ou d'une défaillance psychique ? En nous groupant, en formant un petit noyau, une famille. Nous cherchions à nous cultiver et surtout à conserver en notre mémoire ce que nous savions. La mémoire avait évidemment quelques défaillances, mais pour la plupart d'entre nous elle était demeurée intacte. Nous employions la thérapeutique par le travail de la pensée, contre la faim, la misère, le relâchement moral. Les matins glacés à l'appel, des réminiscences de vers de Verlaine couraient à mots chuchotés dans les rangs. Le poème étant tant bien que mal reconstitué. Nous faisions aussi des poèmes et nous avions coutume de dire :
Dans cette lande où rien ne pousse.
Le navet pourtant y fleurit.
L'alexandrin était cultivé par les personnes d'âge mûr, et le vers libre par les jeunes. A l'occasion de l'anniversaire de l'une ou de l'autre, nous lui faisions une petite fête, chacune donnait un peu de sa ration soit une pomme de terre, soit une petite tranche de son pain pour lui confectionner un petit extra... Elle recevait aussi généralement un acrostiche dont l'inspiration était toujours la même : Retour et Victoire.
Quand l'ère de la grande panique arriva, ma « colonne des wagons » fut pour beaucoup une oasis de sécurité. Nous formions une colonne homogène de Hollandaises, Belges et Françaises. Notre travail de débardeurs était parfois très dur, nous y étions battues, et tous les soirs fouillées demi-nues par les SS sur la place du camp, mais on s'y sentait entre soi. C'était « chez nous », il n'y avait pas de mouchardage, nous nous arrangions pour dissimuler nos malades et nos camarades débiles ou à cheveux blancs, en les roulant dans des capotes au magasin d'habillement et en les cachant dans des caisses que nous emboîtions. Ceci pour leur éviter de rester aux blocks où leur mauvaise mine risquait de les désigner pour une « sélection » pour la chambre à gaz.
Tous les soirs, dans la chambrée, après que la sirène avait retenti annonçant la Lager-Ruhe (silence dans le camp), une voix s'élevait: « Écoutez, mesdames, voici le communiqué d'aujourd'hui. » C'était soit Anise Girard, dite Danielle, soit Marie-Claude Vaillant-Couturier qui commentaient les nouvelles qu'elles avaient la possibilité d'apprendre dans la colonne de jardinage pour la première, ou au Revier, pour la seconde. Ces camarades, de cette manière, ont contribué à maintenir notre moral et ont droit à toute notre gratitude.
Il ne faut point non plus passer sous silence une sorte de thérapeutique psychique qui avait le pouvoir de soulager en même temps celui qui appliquait la thérapeutique et celui à qui elle était appliquée. Je veux dire le « bobard ».
Le « bobard » naît on ne sait d'où ; c'est souvent un produit d'imagination qui éclot à la faveur d'un mot entendu, d'un lambeau de phrase interprété. Comme dans la vie normale, dans les camps d'hommes, dans les camps de femmes, il y a deux sortes de « bobards » dépendant du psychisme de ceux qui l'engendrent, le propagent, l'écoutent, l'amplifient et y croient : le bobard né de l'espoir et celui né de la crainte. Parodiant le dicton populaire, on pourrait appeler ces sortes de bobards : « bobard-tant-pis » et « bobard-tant-mieux ».
En prison, au camp, le bobard pessimiste, le bobard-tant-pis est rare. S'il éclot, il est violemment combattu. Dans la vie normale, lorsque nous étions comblés de tout, nous avions tendance à créer des bobards pessimistes : les affaires vont mal, l'argent va tomber, etc. ; par contre, né de la misère, le bobard optimiste éclot, se propage en grandissant et réconforte toujours.
C'est une concrétisation de nos attentes, de nos espoirs. Combien de fois avons-nous été réconfortées par ce « bobard »: « On a lancé des tracts dans le camp ! » « Alors ils pensent à nous », était notre réponse. Pauvre espoir, teinté d'incertitude, je reconnais maintenant votre inconsistance. Que représentait notre immense et misérable caravansérail pour les grands états-majors ?
Jamais personne ne put voir un seul de ces tracts, mais cependant nous accueillions le texte d'espérance que contenaient ces prétendus tracts avec joie et nous étions reconnaissantes à la camarade qui nous le chuchotait. Bien sûr, nous avions un doute sur l'authenticité, mais nous le répétions quand même à une autre compagne. Les très malades étaient sensibles au bobard. J'ai usé de son action bienfaisante surtout pour mes camarades tuberculeuses. Le bobard fut utile. Il nous a distraites et bien souvent nous a redonné du courage