Le moment le plus important dans le déroulement de la journée est l’appel. Il survient selon le bon vouloir des autorités et il peut avoir lieu aussi bien le matin que l’après-midi, et même, durer une grande partie de la journée. Tous les déportés en dehors de ceux partis en Kommandos doivent se retrouver sur la place d’appel, au milieu du camp. Regroupés par baraque, en rang, figés au garde-à-vous, nous sommes comptés puis recomptés et encore recomptés, par les chefs de baraques, les Kapos et les Allemands qui vérifient les listes. Les chiffres ne sont jamais justes. On a sans doute mal compté ceux partis en Kommando ou oublié un malade resté à la baraque. Et l’on compte et l’on recompte...
Ces appels deviennent vite un supplice. Il ne faut pas bouger, les invectives et les insultes pleuvent. Les Kapos avec leur matraque nous font bien vite rectifier la position. Pendant l’été nous resterons là, immobiles des heures durant sous le soleil implacable. La pluie quand elle survient ajoute un autre supplice. Les vêtements détrempés et ruisselants pèsent sur nos épaules et nous avons de plus en plus de difficulté à le supporter avec nos forces qui déclinent un peu plus chaque jour. Quand vient l’hiver avec nos hardes sur le dos – ce sont toujours les mêmes vêtements que nous portons depuis notre arrestation – le froid glacial de l’Allemagne du Nord constitue une épreuve terrible dont encore aujourd’hui le souvenir me hante. Le ventre creux, la faim qui tenaille, l’impossibilité de satisfaire le moindre besoin naturel, il faut rester sur place, stoïques, les pieds dans la neige et même en entourant avec de rares morceaux de chiffons ce qu’il reste de nos chaussures, les engelures, la station debout prolongée provoquent des douleurs sans nom. Interdiction d’aider un des nôtres qui s’écroule, on ne peut le relever qu’à la fin de l’appel. Nous savons que certains sont morts ainsi d’insolation ou de froid. Les enfants, quand nous le pouvons, nous nous regroupons au milieu des adultes pour nous protéger du vent qui souffle en rafales.
C’est là parfois, durant l’hiver 1944-1945 qu’oubliant nos souffrances, en de rares moments de répit quand le vent, la pluie ou la neige s’apaisent et que l’attention de nos gardiens se relâche un peu, nous évoquons des souvenirs « d’avant », des souvenirs de jeux, de repas et échafaudons pour l’avenir des projets mirobolants. Un de mes copains nous amuse ainsi, l’espace d’un instant, en imitant le chuintement d’un poste de radio lorsque je tourne les boutons de son manteau en mimant la recherche d’une éventuelle station.
La fin de l’appel marque momentanément l’arrêt de cette torture mais le retour à la baraque n’est souvent qu’un piètre réconfort. Quand vient le froid, il n’y a pas de chauffage, pas d’endroit pour faire sécher nos vêtements quand ils sont trempés. On ne peut que les suspendre ou les poser sur notre couche en les surveillant pour ne pas se les faire voler. Mais comme nous n’avons que peu d’effets pour nous changer, il nous faut rester avec ces vêtements humides sur le dos. L’été, ces baraques en bois sont des fournaises et très souvent, il n’y a pas d’eau pour nous rafraîchir et nous désaltérer. La soupe, quand enfin elle nous est distribuée, et la mince tranche de pain apaisent un peu, si l’on peut dire, le supplice de l’appel. Mais bien des fois, dans les derniers mois d’internement à Bergen-Belsen cette soupe, l’élément principal de notre alimentation, nous ne la verrons pas arriver.