C'est le défilé des mendiants de l'opéra de quat'sous, de clochardes

On nous fait attendre dix minutes devant une baraque. Nous nous regardons, pas rassurées du tout. Le décor fait très Sibérie. Enfin, nous entrons dans une sorte de couloir pas très long. Trois officiers allemands sont là. Ils nous donnent l'ordre de nous déshabiller, mais nous hésitons : le froid, la peur, la pudeur.

 

Quatre filles, avec des têtes bizarres, la face ronde, les cheveux rasés, un foulard noué sous le menton, petites et râblées, ceinture en main, nous bousculent, rient, crient et arrachent nos vêtements quand elles estiment que nous nous déshabillons trop lentement. Si l'une de nous « rouspète », elle reçoit un coup de ceinture. Nous essayons tout de même de plier la robe ou le manteau, mais elles les envoient plus loin, en tas, à coups de pieds.

Les Allemands nous regardent. Des petites de dix-sept ou dix-huit ans sont gênées d'être nues ainsi devant des hommes et ne savent où se mettre.
Je suis une des premières déshabillées, une grosse fille à fichu, une Polonaise, m'attrape par le bras, et sans que je comprenne ou puisse résister, me pique l'avant-bras rapidement avec une sorte de porte-plume, à petits coups vifs, sous l'œil d'un officier allemand.

Ça pique, ça semble long, ça devient agaçant, je dis: « Vite ». La Polonaise ne comprend pas et s'en fiche. Enfin, elle lâche mon bras, et une autre me pousse vers un bureau, où je dois décliner nom et prénoms et donner le numéro qu'on vient, j'en suis, tout ahurie encore, de me tatouer sur le bras. Je serai désormais le numéro 74837.

D'une autre poussée, on me fait entrer dans une petite pièce où je pénètre la première sur les quarante de notre groupe. Brusquement, on m'assoit sur un tabouret et hop ! hop ! une minute après, mes cheveux sont par terre, avant que je n'aie pu me rendre compte de ce qui m'arrive.

La porte s'ouvre et une seconde fille de notre groupe entre, poussée comme je le fus. Elle regarde mon crâne tondu d'un air si effaré que je ne peux me retenir de rire. Mais ça ne plaît pas à la Polonaise et je reçois une gifle magistrale. La première ! Je ne suis pas très fière, et je vais dans un coin, où me rejoignent, une à une, mes quarante compagnes rasées et ahuries.

Mais deux des Polonaises viennent à se quereller. Elles crient, elles hurlent et finissent par se battre pour s'arracher des mains un soutien-gorge qu'elles ont trouvé par terre. Elles ont l'air de deux folles, poussent des cris hystériques.
Nous les regardons, les yeux écarquillés, nous demandant comment des femmes peuvent en être venues là ! des furies, des bêtes, des brutes.
Enfin, une fois les quarante tatouées et tondues, on nous mène dans une salle de douche, fenêtres ouvertes ou sans vitre.
Une camarade me dit tout bas : « Tu crois qu'on deviendra comme elles au bout de quelque temps ? » J'ai un petit pincement au cœur : « Eh bien ! j'espère que non, elles sont trop laides, elles n'ont même plus l'air de femmes, et c'est affreux. »

L'eau coule, tiède, nous n'avons ni savon, ni serviette, nous devons sécher seules, par trente degrés sous zéro. Encore mouil1ées on nous conduit dans une autre salle, glaciale, et là, en rang l'une derrière l'autre, on nous jette en passant une vieille chemise, une robe, un manteau, un châle, des bas, des chaussures et des bouts de chiffons déchirés qui doivent servir à tenir les bas.

Il faut s'habiller de ces hardes en trois minutes, et vite se remettre en rangs par cinq. J'avais reçu une chemise en tissu indémaillable, sale et en loques, une robe qui avait dû être noire autrefois, mais qui, portée par vingt prisonnières avant moi, était devenue verte et jaunâtre. Elle m'arrivait aux pieds et semblait avoir appartenu à quelque vieille grand-mère. Sans manches et en soie artificielle, elle manquait de chaleur. Et le petit paletot, dont les manches m'arrivaient aux coudes et lui-même aux genoux, était une sorte d’imperméable, aussi délavé que la robe, non doublé et troué.
Les chaussures étaient invraisemblables. L'une était une chaussure de femme époque 1900 à tige, talon Louis XV, éculée et sans lacet, pointure trente-six. La seconde, une chaussure d'homme basse, aussi éculée que la première, et chaussant du quarante-cinq. Pour comble de fantaisie, elles étaient toutes les deux du pied droit !

Et en avant comme ça !
Un bas gris clair et un bas bleu, pour arranger l'ensemble, on peint sur le dos du paletot une croix rouge vif.
Juif, c'est à ton tour de porter la croix. Quelle dégaine. Nous nous regardons, nous essayons de sourire, mais nous ne pouvons plus.
Denise Cario qui était si jolie avec ses longs cheveux, Henriette si élégante, Olga si jeune, ont l'air d'épouvantails à moineaux.
C'est le défilé des mendiants de l'opéra de quat'sous, de clochardes. Nous voudrions en rire. Nous n'osons plus nous regarder, et pour la première fois les larmes nous montent aux yeux. Qu'ont-ils fait de nous si rapidement ? Nous commençons à comprendre tout ce qui nous attend, et c'est la minute de grande désespérance, de détresse.

On nous mène alors dans une grande salle garnie de bancs en gradins. Il est environ deux heures et demie. Tout cela a été très rapide. On nous laisse là, assises, toute la nuit. Nous gelons, nous n'avons pas l'habitude du climat et nos vêtements sont légers, nous grelottons car il fait trente degrés au-dessous de zéro et les fenêtres sont sans vitre.
Nous nous serrons les unes contre les autres. Nous tombons de sommeil et de fatigue après ces trois jours de voyage impossible. Mais, trop abruties, nous ne pouvons ni dormir, ni même penser.

Suzanne BIRNBAUM, Une Française juive est revenue. Auschwitz, Belsen, Raguhn, Chapitre I, "De Drancy à Auschwitz", pp.18-20, Paris, Editions du Livre Français, 1946, (réédité par l'Amicale des Déportés d'Auschwitz et des Camps de Haute Silésie, 2003)