Notre troupe se pressait, muette, lugubre, dans un bruit de claquettes, et débouchait enfin sur la place d’appel, inondée de lumière par une dizaine de projecteurs puissants. Au bout de quelque minutes de désordre apparent, dans un piétinement confus de ganaches, les Block se formaient et s’alignaient à leur place qui leur était assignée, par files de dix hommes, étagés par rang de taille, les petits en avant, les grands au fond. Chaque Blockältester (chef de Block) présidait à la manœuvre, assisté par tout un état-major de Schreiber, et d’Unterschreiber (secrétaires et secrétaires adjoints), de Stubendienst (hommes de chambre) et de Famuli ou de larbins, insolents, grossiers, à la main lourde et au geste prompt.
C’est sur cette place que, deux fois par jour, le matin vers 5h.30 et le soir vers 17h.30, se déroulait la longue et fastidieuse formalité de l’appel, cérémonie très spectaculaire mais dépourvue de grandeur en raison de l’affreuse misère des participants. Le matin, trois quarts d’heure après le réveil, les habitants des Block, habillés à la va-vite, débarbouillés sans savon ni serviettes (on se séchait dans sa vareuse souillée de boue et de cambouis) et lestés d’un quart de litre de tisane de menthe, de bouillon de légumes déshydratés ou d’ersatz de café, se dirigeaient vers la place, sous la conduite des chefs de Block et des Kapo, ces derniers munis, selon l’usage, de leur matraque de Gummi, insigne d’un pouvoir qui n’était rien moins que symbolique. La marche était irrégulière, tantôt lente, avec des haltes interminables, tantôt rapide et exécutée au pas de course. Le simple souvenir m’en fait frémir : le spectacle de ce lamentable défilé de bagnards, écrasés dès le matin par une irrémédiable fatigue, terrorisés par la crainte des coups, accablés par la perspective des misères quotidiennes, voutés, ployés par le malheur, grelottant de froid dans leurs casaques loqueteuses et ridicules, était bien propre à plonger dans le désespoir des âmes les mieux trempées.
Une fois les groupes formés, les Block séparés les uns des autres sur plusieurs lignes dressées au cordeau, les hommes figés dans un rigide garde-à-vous, il n’y avait plus qu’à attendre le bon plaisir de « ces Messieurs ». Ils tardaient généralement à venir et nous restions ainsi un quart d’heure, une demi-heure, parfois davantage, et ceci par tous les temps, sous la pluie qui, en quelques minutes, avait traversé nos vêtements en coton et serpentait, glacée, entre nos omoplates, sous la neige qui couvrait nos épaules d’un manteau épais, ou sous la morsure du vent qui sifflait sa menace dans les sapins environnants et de déchaînait en furie sur la place dénudée [...].
Quelques-uns d’entre nous, les plus faibles ou les plus désespérés, après avoir résisté de leur mieux, tombaient évanouis ou frappés de congestion [...].
Soudain, un bref commandement : « Achtung ! » (Garde-à-vous) et, fiers, dans une allure noble, une douzaine de sous-officiers SS s’avançaient, escortant le commandant du camp [...].
On se découvrait d’un geste, avec ensemble, et le SS, fronçant les sourcils, parcourait le front de notre troupe, comptait les rangées, s’assurait que chacune était bien de dix hommes, vérifiaitet relevait le nombre annoncé sur le carnet du Block que lui présentait le Blockschreiber, et passait à l’autre formation, pendant que nous couvrions d’un geste mécanique, déclenché par le commandement de « Mützen... auf ! » [...].
Le soir, à l’issue du travail, une cérémonie semblable se déroulait, selon le même rite, après quoi on rentrait au Block, le ventre creux.