« Mon rang avance. J’aperçois déjà les uniformes des SS. Autour de moi, ce sont des scènes dignes de l’enfer : une mère repousse son enfant pour se présenter seule devant ses bourreaux ; des femmes se fardent, chacun se pomponne, se compose une bonne mine, un visage souriant…
À droite ! À gauche ! Au commandement bref répondent des cris de désespoir, des sanglots déchirants ; des cravaches fendent l’air, on entend un bruit mat de coup…
À droite ! À droite ! le Centre de rassemblement nous attend. Les soldats saisissent des victimes, les poussent, en les frappant, vers le groupe des condamnés. Une femme tenant un enfant s’avance. On veut le lui arracher. On la pousse vers la gauche, vers la vie, vers le travail, mais elle refuse de donner son petit. Elle le serre contre elle en suffoquant de peur. Les soldats excédés la rejettent brutalement à droite. Elle mourra, mais avec son enfant.
Berek Szneidemil, hors de lui, passe devant nous en courant. Je le vois se disputer avec une personne attachée à la direction de l’usine. Quelques numéros n’ont pas encore été attribués et Berek en exige pour des camarades qu’il voudrait essayer de sauver. Cependant, le détenteur de tickets préfère les garder pour des proches…
Nous avançons. Nous voici déjà à l’angle de la rue Smocza. À mes côtés, devant moi, derrière moi, des camarades qui, eux, ont des numéros, s’efforcent de me dissimuler dans l’espoir de me faire passer en même temps qu’eux. J’entends un grognement :
« À droite !... »
Je ressens une douleur vive à la tête : une cravache s’est abattue… Je suis poussée vers le groupe de la rue Smocza.
Me voici à présent dans une file d’environ deux cents personnes, encadrées de brutes ivres retournées à l’état sauvage. Je n’aperçois autour de moi aucun de mes camarades. Je suis seul, plongé dans un abîme de désolation et de terreur. Je regarde, hagard, mes compagnons de misère et les fauves aux visages d’hommes qui nous surveillent en ricanant joyeusement. Un soldat arrache des mains d’un malheureux une montre ou une bague et le roue ensuite de coups de poing, de coups de genou. Personne ne s’occupe de la victime. Cette scène est un événement quotidien, naturel. »