Elles ressentent profondément l’humiliation

Les premières dizaines de notre colonne sont propulsées dans un local supposé être les douches. L’angoisse est comme la glu. Nous attendons, figées. Personne n’ose exprimer sa pensée. Enfin elles ressortent affublées d’une chemise et d’un caleçon d’homme. Soulagement ! La fin n’est pas encore pour  cette fois.

Notre effarement est à son comble quand à notre tour, nous pénétrons dans le local. Une armada de SS et de Kapo rigolards nous accueillent. Les coiffeurs préposés au rasage sont Espagnols. Pâles de rage, ils affectent de trouver la situation normale et nous parlent gentiment. Trempage obligé dans le même bac de désinfectant, douche, passage devant les médecins SS. L’un d’eux, une fesse sur un coin de table, saisit la pointe de mon sein et me prédit, si je le veux, un bel avenir dans ce camp. Les éclats de rire fusent. Je n’ai rien compris naturellement, sinon qu’il s’agit de propos salaces, mais l’interprète fait son travail. « Salaud », je dis spontanément. « Was ? » demande le SS. L’autre ne traduit pas. Dommage.

Les femmes âgées vivent très mal cette épreuve. Elles ressentent profondément l’humiliation. On dit qu’une Espagnole dans un groupe qui nous a précédées a retrouvé son fils et s’est évanouie. Odile est d’une pâleur extrême et tremble convulsivement. Je tente de la raisonner. J’essaie de lui dire que cela n’a pas d’importance, que ce n’est pas nous qui devons avoir honte. En vain. Elle n’écoute pas. Beaucoup sont dans le même état. Un bouleversement qui va bien au-delà d’une pudeur offensée. Comme si on avait dénié à ces femmes leurs statuts d’épouses et de mères. Les jeunes traversent mieux l’épreuve. Peut-être aussi parce que nos corps sont moins abîmés. Ils ont mieux supporté l’amaigrissement. Nous ressemblons à des éphèbes. Nous sommes indifférentes aux sarcasmes des sadiques, mais furieuses de la douleur infligée à nos aînés.

 

Gisèle GUILLEMOT, (Entre parenthèses). De Colombelles (Calvados) à Mauthausen (Autriche)1943-1945, Paris, L’Harmattan, 2001, pp. 199-200