L'appel, au Struthof, est une cérémonie digne des légendes du Rhin. Dans la nuit glacée, les occupants de chaque block s'alignent impeccablement sur cinq rangs sur leur propre terrasse, à côté de leurs voisins de palier. Les malades et les blessés se présentent debout avec les valides. Les morts sont étendus côte à côte au bout des colonnes. Sur notre versant nord, le vent hurle comme un loup dans les réseaux de barbelés et dans les fils électriques des projecteurs, qui inondent la scène de gigantesques cônes de lumière crue, laissant le reste du paysage dans une nuit encore plus profonde : les Walkyries survolent nos rangs et choisissent leurs victimes de la journée. Souvent, des nuages bas, poussés par le vent courent sur la montagne, et semblent jouer avec les hommes alignés, que tour à tour ils noient de brumes, puis de clartés brutales. Le chef de block, nerveusement, compte et recompte son effectif, rectifiant durement çà et là un alignement qu'il juge défectueux. La séance est toujours très longue et peut durer plusieurs heures. Parfois, un homme épuisé tombe dans les rangs. Il est relevé à force de coups et, s'il ne peut vraiment pas, ses camarades doivent le maintenir debout pendant le comptage, sans rompre l'alignement.
Tout en haut, seul dans la lumière, un SS arrive enfin et surplombe de toute sa morgue, les jambes martialement écartées, les esclaves étagés sous lui dans les flaques de lumière. Le plus souvent c'est l'adjudant surnommé Créature (prononcer Créatoure) à cause de sa manie d'interpeller les Français qu'il hait d'une expression qui se veut méprisante: « Toi, créature de Paris », qu'il lance avec un accent teuton à couper au couteau - pardon au sabre - et qui précède généralement des actes d'une rare sauvagerie.
Chaudement et impeccablement vêtu, de son perchoir, avec des attitudes mussoliniennes, il éructe les ordres qui rythment la cérémonie. Mince, alerte, son acolyte Fernandel - ainsi surnommé pour son faciès et non pour ses dons de comique - caracole de plate-forme en plate-forme, entre les rangs, cravache à la main, cinglant quelques visages au hasard, en surveillant du coin de l'œil sa victime qui doit rester impassible sous peine de sévices plus graves. En principe, il supervise les comptes des chefs de block. C'est certainement le SS le plus craint du camp il est de toutes les atrocités, de toutes les exécutions sommaires. A ces occasions, d'ailleurs, les SS touchent alcool et cigarettes supplémentaires, et ce n'est certes pas le Lagerführer qui les incitera à la clémence : il s'appelle Kramer, a fait ses premières armes à Auschwitz où il s'est fait remarquer pour son efficacité, et terminera sa carrière en apothéose au pourrissoir de Bergen-Belsen. Il reste une des figures les plus sinistres de ces sinistres institutions.
Quant à nous, transis jusqu'à la moelle, nous grelottons dans la bise vosgienne en attendant interminablement que ces messieurs soient enfin d'accord sur leurs chiffres.
Après l'appel, les équipes de travail sont formées. Nous rentrons au block le ventre vide.