Lors de mon arrivée au camp et durant quelques mois, j'ai subi en tout le sort commun. J'ai fait du terrassement, j'ai poussé le wagonnet, porté le rail et le sac de ciment, coulé du béton. Je souffrais terriblement des yeux, surtout de l'œil gauche, brûlé par une pelletée de ciment qu'un kapo m'avait lancée en pleine figure. De plus, j'eus un doigt malade et le poignet enflé à l'excès, par les efforts qu'il fallait fournir pour bétonner. Le ciment était, en effet, entièrement mélangé à la main. Miné ainsi par une fatigue excessive, hanté par la mort et le spectre du four crématoire, mes forces déclinaient journellement.
C'est dans ces circonstances qu'un soir après l'appel, la radio demanda des Schreiber (Secrétaires) et des Kaufleute (Commerçants). Ceux-ci devaient se présenter à l'Arbeitsstatistik. J'eus un moment d'hésitation, la méfiance était de rigueur. Je risquais, de plus, d'encourir les foudres de mon kapo s'il apprenait ma démarche. Mais, mourir pour mourir, je me décidai.
Arrivé à l'Arbeitsstatistik, je fus reçu par le SS entouré de plusieurs employés de bureau (des verts). On me demanda le motif de ma démarche. Je répétai les paroles que la radio venait d'émettre. On me demanda ma profession. « Instituteur », dis-je. Le SS jeta un coup d'œil sur le numéro de ma veste, sur mon triangle, et ajouta : « Mais tu es un fumier de Français », puis me demanda mon lieu de naissance. « Ah ! Me dit-il, tu es encore un de ces cochons de Lorrains qui n'ont jamais voulu opter pour l'Allemagne, c'est sans doute la raison pour laquelle tu es en camp de concentration ».
Cependant, le kapo, ayant besoin d'un interprète, insista et l'on prit mon numéro. Je rentrai à mon block. Tard dans la nuit, le chef appela mon numéro et me remit un billet stipulant que je devais me présenter le lendemain à l'Arbeitsstatistik.
Toute la nuit, j'appréhendai la réaction de mon kapo. Je le savais très susceptible, autoritaire, méfiant et jaloux. Au réveil, je lui présentai mon billet.
Il prit la chose de très haut ; ma démarche de la veille avait déjà été mouchardée. Il me dit ceci : « Ah ! Tu es allé te plaindre sur mon compte (il faut croire qu'il n'avait pas la conscience tranquille), je t'assommerai quand tu reviendras ».
Dans la suite, je n'ai pas oublié ce mauvais sujet, j'ai profité d'une circonstance favorable pour glisser son numéro dans la liste d'un transport pour Kleindodungen.
À huit heures, je me présentai au bureau. Le kapo me reçut par ces mots : « As-tu des poux ? » et, sans attendre ma réponse, m'envoya à la Kammer (Block d'habillement) pour toucher habits et linge plus propres et passer ensuite à la désinfection.
J'y fus seul avec mon ami Pierre Ziller, de Marseille, admis en même temps que moi à l'Arbeitsstatistik où il fut affecté au service de nuit, et qui rendit tant de services aux camarades français. Ainsi nous n'eûmes pas à craindre le coup de schlague au moment de passer à la cuve crésylée. Quelques heures après, bien en forme, je prenais mon nouveau poste.
En dehors de mes fonctions d'interprète, j'aidais le détenu chargé de dresser les nombreuses listes de l'affectation, de la mutation des kommandos, du contrôle journalier des malades, des entrées et sorties du Revier et, enfin, des pauvres et innombrables morts. Contrôle sérieux, car c'est de l'exactitude de ces listes que dépendait l'accord à l'appel du soir, et la durée de ces stationnements que les survivants n'oublieront jamais plus. Deux mois après mon entrée, je remplaçai le camarade que j'aidais et qui fut renvoyé à la suite de difficultés avec le kapo.
Cette situation à l'Arbeitsstatistik avait pour moi de gros avantages ; tout d'abord, le travail d'écriture était un jeu à côté du travail manuel que je venais de connaître. De plus, je couchais désormais dans un block divisé en des chambres séparées, à huit lits individuels.
Ce n'était plus la colère, la dispute et la bataille de chaque soir pour une misérable paillasse, pour une couverture, ou tout simplement pour une place à même le sol.
De plus, la nourriture était moins mauvaise. Nous touchions nos rations au bureau même, et il y avait souvent un supplément dont bien des camarades ont pu profiter.
Mais toute médaille a son revers. Il s'est passé dans ce bureau des faits horribles, que le détenu partageant le sort commun a ignorés, et dont je fus, malgré moi, le témoin.
J'en étais excédé et seule la certitude de rendre service à mes co-détenus me retint à ce poste où, moralement, je souffrais atrocement. La distribution sauvage de 25 coups de gummi y était fréquente. Un vert, nommé Werner, bras droit du kapo, était spécialisé dans la schlague. Cette brute avait été condamnée 7 fois par les tribunaux allemands pour vol et assassinat.
Je m'étais difficilement endurci à ce spectacle auquel j'assistais impuissant, et je masquais difficilement mon angoisse, lors des séances au cours desquelles le SS désignait les détenus qui devaient figurer « morts » à l'appel du soir.
Toutefois, pendant 6 mois, j'eus l'occasion bien qu'en courant de gros risques, de rendre service à des camarades français.