Après avoir passé un premier semestre terrible où la majorité des déportés avaient vécu enfermés dans le tunnel jusqu’à avril 1944, le deuxième semestre s’annonçait différemment. D’abord la température devint plus clémente et surtout le moral s’était regonflé après les nouvelles du débarquement de juin 1944 en Normandie, de l’avance des troupes soviétiques sur le front Est.
Tout cela nous permettait d’espérer une libération très proche qui nous voyait fêter Noël chez nous en famille. La réalité fut tout autre, d’abord la dureté des gardiens SS, des kapos est plus grande ; la longue liste des morts s’allonge chaque jour; l’état de santé de tous ceux qui sont dans l’enfer depuis plus de 2 à 3 mois s’affaiblit de plus en plus.
Hitler, Von Braun et l’E.M. nazi comptent sur leurs armes providentielles que sont les V1 et V2 pour remporter la victoire finale.
Les derniers arrivants de France de juillet et d’août nous apportent les dernières nouvelles du pays. Après 3 mois de séjour dans les blocks du camp, on s’organise mieux (surtout que plusieurs blocks ont une majorité de Français) dans la solidarité, la résistance, le sabotage.
En août, plusieurs centaines d’häftling prennent la direction des kommandos extérieurs d’Harzungen, d’Ellrich. Ils vont connaître l’effroyable épreuve qu’ont subie les « Doratiens » d’octobre 43 à avril 44.
Dans le tunnel, le travail est poussé à l’extrême et malgré les punitions, la schlague et les pendaisons le sabotage s’avère efficace. Le kdo Kontröll suit le retour des queues de V2 en relevant les numéros d’immatriculation des engins de mort.
Les nouvelles se précipitent. Le 16 août, c’est l’annonce du débarquement en Provence. Le 25 août nous apprenons que le camp de Buchenwald a été bombardé par l’aviation alliée, en plein jour ; que les casernes, les usines avaient été rasées. Puis la nouvelle traverse le camp et les halls du tunnel, Paris est libéré. Pour nous rien ne sera plus comme avant.
À la fin août, les « 77000 » arrivent à Dora, ils seront parmi les derniers Français avec ceux de Belfort à quitter le sol natal pour l’enfer concentrationnaire. Ils ne resteront pas à Dora car ils sont presque tous dirigés sur Ellrich.
Septembre et octobre 44. L’attente de la libération devient de plus en plus longue. La cheminée du crématoire jette des lueurs jour et nuit et le tas de cadavres qui attendent dans la cour ne diminue pas. Le Revier reçoit de plus en plus de malades qui malheureusement finiront pour beaucoup dans cette cour. Pourtant les camarades docteurs et infirmiers se dévouent pour soigner et sauver les malades. C’est dans le revier qu’une organisation de résistance est en place avec des déportés de plusieurs nationalités dont des Français.
À cette période, Dora compte plus de 20 000 détenus avec sa grande place d’appel, ses chaussées empierrées, ou bétonnées, ses escaliers de rondins qui montent vers les blocks disséminés sous les arbres. La moitié se rend chaque jour dans l’usine du tunnel pour un travail de 12 heures et le dimanche il leur faudra faire 18 heures pour changer de l’équipe de jour à celle de nuit.
À la fin octobre, les premiers froids arrivent, la pluie aussi, ce qui n’arrange pas les corps décharnés des déportés. Avec les bombardements incessants sur l’Allemagne, le ravitaillement se raréfie pour la population mais surtout pour nous.
Depuis le 24 octobre 44, Dora est devenu autonome. Mais les déportés qui arrivent viennent toujours de Buchenwald, le nombre des kdos [Kommandos] extérieurs s’est agrandi ; Ellrich le plus important, Harzungen, Wieda, Osterrode, Mackenrode, Osterhagen, Woffleben, Nixei, Rottelberode qui pour beaucoup continuent de creuser des tunnels afin d’amplifier la production de guerre nazie en V1 et V2.
Fin novembre 44, Strasbourg est libérée, les alliés vont entrer sur le sol allemand. Des groupes de plusieurs dizaines de déportés continuent d’arriver à Dora, ils viennent des camps de Natzweiller, de Cologne ou de prisons allemandes.
Décembre 44. Les jours deviennent tristes, le fardeau du bagne est plus lourd à porter, le froid, le grand froid sévit, nous n’espérons plus être à Noël à la maison, combien de temps durera encore cette maudite guerre… Les malades sont plus nombreux mais aussi les morts.
Et puis le coup de bambou quand le « Volkischer » annonce la contre attaque de Von Rundstedt dans les Ardennes à Bastogne. Les civils allemands dans le tunnel ne manquent pas de nous narguer : « Dans 8 jours nous serons à Bruxelles, dans 2 semaines à Anvers… » disent-ils ; ils sont en liesse, ce qui accentue notre découragement.
Dans tous les kdos du tunnel Askania, Bunnemann, Electrika, Scherer, Heckbau, Transportkolonne et les autres, les déportés dont le moral ne fléchit pas persuadent leurs camarades de continuer à lutter, à espérer.
Noël est là. Les SS ont fait dresser un beau sapin sur la place d’appel, on se demande pourquoi et pour qui puisque nous, les déportés, nous n’y portons pas attention. Personne ne s’approche… Les nazis en sont pour leurs frais.
Dans les derniers jours de 1944 la neige est là, les corvées deviennent de plus en plus dures avec le froid et la faiblesse des déportés par le manque de nourriture ou parfois plusieurs jours de suite la soupe manque et se trouve remplacée par 3 à 4 pommes de terre cuites à l’eau.
L’inquiétude s’installe avec le désespoir mais le moral remonte très vite dès l’annonce de la contre attaque des alliés dans les Ardennes. Dans l’enfer de Dora, nous suivons jour par jour la progression des armées qui vont bientôt entrer sur le sol allemand et nous imaginons qu’Hitler ne devrait plus tarder à capituler.
Dans le tunnel les civils sont de plus en plus inquiets sur leur sort et sur celui de leurs familles. Les bombardements sont chaque jour plus fréquents et plus violents. Au revier les malades sont de plus en plus nombreux et malgré le dévouement de quelques docteurs et infirmiers la mortalité s’accentue et les fours crématoires n’arrêtent pas leur sinistre besogne.
Avons-nous passé le plus dur… Non car les premiers mois de 1945 nous réservent encore beaucoup de souffrances, beaucoup de morts aussi car comme l’indiqueront les statistiques, c’est pendant les mois qui précédent la libération que le pourcentage de pertes fut le plus élevé.