Nous arrivons en gare vers 10 heures. Assurément, je ne m'attendais pas à des wagons de voyageurs. On nous mit sur rangs de cinq ; j'avais comme voisins Messieurs Touvet, Terver, Chabaut ; on nous fit entrer dans un wagon « 8 chevaux 40 hommes »... mais au nombre de 125. Avant d'en fermer la porte, un gros SS bien pansu nous dit : « Une dernière fois, je demande s'il y en a qui possèdent des couteaux... Ceux qui essaieront de s'évader seront fusillés et l'on fusillera autant de détenus qu'il y aura de manquants ». La porte se ferma brusquement, fut cadenassée et clouée. Bon nombre de jeunes gens avec lesquels j'avais fait connaissance à Compiègne se trouvaient parmi nous. Vers midi, le train se mit en marche et, de ce moment, notre calvaire commença. Les occupants du wagon s'énervèrent très vite, chacun voulant s'approcher de la seule et unique ouverture barbelée par laquelle nous arrivait un peu d'air. À la nuit tombante, plusieurs jeunes du wagon qui avaient réussi à cacher des outils, surtout des couteaux à scie, me firent part de leur intention de se sauver. Les plus âgés, entr'autres un pauvre infirme, me demandèrent de les en empêcher, car, dirent-ils, c'est nous, les vieux qui seront pris comme otages. Je répondis que je ne m'opposerais pas à leur tentative de fuite, mais que je resterais avec les vieux. Les plus débrouillards se mirent à l'œuvre pendant que d'autres chantaient et criaient pour étouffer le bruit des outils. Bientôt un grand panneau était libéré près de la porte. Je conseillai d'attendre jusque dans la montée de Bar-le-Duc où le train irait moins vite. Mais l'impatience d'être libres était trop grande... C'est alors que je dis ceci : « Mes amis, ceux d'entre vous qui vont essayer de se sauver, comme ceux qui vont rester sont tous en danger de mort ; si vous voulez, nous allons réciter ensemble un bon acte de contrition ». Cette proposition fut acceptée par tout le monde, et j'ai vu rarement des hommes prier avec une telle ferveur et une telle foi.
Aussitôt la prière terminée, le panneau est enlevé et un premier, puis un deuxième puis un troisième prisonnier sautent sur le ballast avec beaucoup d'assurance. Ah ! si je n'avais pas donné ma parole de rester ! ... Soudain, des coups de feu éclatent, quatre camarades encore réussissent à sauter mais le neuvième est déjà criblé de balles alors que son corps n'était qu'en partie sorti de l'ouverture. Aussitôt le train stoppe... nous étions entre Châlons-sur-Marne et Vitry-le-François. Les coups de feu, les hurlements des sentinelles se rapprochent de notre wagon. « Couchez-vous » criai-je à mes camarades car je craignais que les sentinelles ne tirassent dans le wagon. Je ne m'étais pas trompé ; plusieurs rafales de mitraillettes passèrent au-dessus de nos corps entassés. Puis la porte fut ouverte et, nous chassant avec vigueur d'un côté du wagon, les sentinelles, le pansu en tête, commencèrent une fouille minutieuse. Tous les outils avaient été jetés à temps par l'ouverture. Le chef nous compta en nous faisant passer un à un, à coups de nerf de bœuf, dans l'autre moitié du wagon. « Il en manque neuf, dit-il, et vous savez ce qui vous a été dit au départ ; neuf d'entre vous vont être fusillés ». Il sortit sa lampe de poche et en choisit neuf parmi les plus jeunes, les fit descendre à coup de bottes sur le ballast, les fit déshabiller complètement et fusiller séance tenante. Puis les boches remontèrent dans le wagon et se mirent à nous battre à coup de nerf de bœuf, de crosses de fusils, de bottes.
D'une voix féroce, le chef hurle : « Déshabillez-vous ». Pendant cette opération, les coups n'arrêtèrent pas de pleuvoir. En un clin d'œil, nous sommes bousculés et remis dans un autre wagon, toujours fortement stimulés par les coups. Je vois toujours ce camarade battu d'une façon abominable parce qu'il avait gardé sa montre-bracelet. Ce nouveau wagon, métallique, avait plusieurs ouvertures à grillage de gros fil de fer ; il était sale et sans un brin de paille. Et c'est ainsi qu'en fin janvier nous voyageâmes, nus, transis de froid, durant quatre jours et quatre nuits. Le wagon ne s'ouvrit qu'une fois à Trèves ; nous aurions préféré de beaucoup qu'il ne s'ouvrit pas, car on nous fit défiler devant une foule de spectateurs, hommes, femmes et enfants. Tout ce monde nous fit un accueil digne de la race boche, en nous jetant des pierres et en crachant sur nous. J'avais la rage au cœur ; mon ami Hubert Touvet fit cette remarque ironique : « Drôle de coïncidence, n'est-ce pas mon Cher Frère Birin, c'est dans la ville où l'on conserve la Sainte Robe qu'on nous promène nus ».
Après cette humiliation, le wagon se referma ; il ne devait plus s'ouvrir qu'à Buchenwald. Vers la fin du troisième jour de voyage, plusieurs camarades eurent des accès de folie et, pour éviter le pire, il nous fallut les assommer à moitié, ne disposant d'aucun lien pour les ligoter. Heureusement, ces pauvres diables n'avaient plus ni couteau ni rasoir à leur disposition ; ils auraient pu imiter ce camarade qui, devenu fou furieux peu après le départ de Compiègne, blessa plusieurs d'entre nous avec un rasoir soustrait à la vigilance des boches ; il fallut le tuer pour éviter des morts. Il me fut impossible d'intervenir pour maintenir l'ordre et ensuite trop épuisé pour arriver à lutter contre l'instinct qui détruit tout sentiment de solidarité et de dévouement.
Ce furent des disputes, des coups, des cris ; les cas de folie augmentaient d'heure en heure. Une équipe de quelques scouts essaya de ranimer ceux qui s'étaient évanouis, et nous n'avions comme médicaments que les mouchoirs que certains avaient réussis de garder en main et de... l'urine.
En gare d'Erfurt, le train stationna une journée entière à quai ; j'interpellai une sentinelle pour lui demander de l'eau pour des camarades qui mouraient. Voici son aimable réponse : « Comment, ces cochons ne sont pas encore tous crevés », et il mit la main à son revolver. J'eus moi-même quelques heures la perte du contrôle de mes actes, et avec mes camarades, dans un désir farouche de vivre, je criais : « À boire, à boire ». N'étions-nous pas fous en vérité de demander à boire à des boches !
Ce fut tard dans la nuit du 31 janvier que nous arrivâmes à Buchenwald. Les SS nous attendaient à la descente du train avec des chiens. Quand la voiture cellulaire qui devait nous conduire au camp fut prête, l'ordre fut donné d'y monter et les chiens furent lâchés. Je laisse imaginer au lecteur la ruée, l'affolement, les cris... Plusieurs malchanceux qui se trouvaient sur les bords de cette masse humaine furent étranglés par les molosses.