Devant pareil spectacle, les uns ne pouvaient rester insensibles tandis que d’autres commentaient : « tentative de fugue ». Tous nous savions que les barbelés étaient électrifiés et occasionnaient la mort de tous ceux qui l’oubliaient ou s’y jetaient conscients qu’en eux circulait le spectre tragique de la mort.
C’était durant les premières années de ma déportation, quand le camp intérieur, c’est-à-dire la cuisine, la prison, la laverie, etc., étaient séparés par ces barbelés. Ils allaient du Block 1 au 16 et de l’autre côté de la 5 jusqu’au 20. Plus tard, ils supprimèrent ceux qui allaient du Block 1 au 16 pour laisser la place au grand camp intérieur de Mauthausen. Ceux qui arrivèrent plus tard eurent leur lot de douleur, mais ne gravèrent pas dans leur mémoire ce détail qui envenima mes jeunes années. Lorsque nous sortions des premiers Block mentionnés, la première chose que nous voyions était les barbelés. Nous les contemplions silencieux, d’une manière qui marquait notre esprit car c’était comme une coutume de voir presque tous les jours un semblable spectacle. Il nous fallait avoir un cœur de granit pour ne pas nous poser des questions sur notre existence en un lieu pareil. Beaucoup de matins, ce mur de barbelés était parsemé de cadavres. L’agonie les avait surpris dans des gestes et expressions de douleur. Leurs visages que la faim avait creusés de sillons, portaient la trace d’une mort épouvantable.
La nuit, témoin de nos émotions, était propice aussi à toutes sortes de divagations, parce que le cerveau ne pouvant pas se reposer, se perdait dans une entière confusion qui altérait le raisonnement, provoquant des dérèglements fatals. De plus, la faim, cause de beaucoup de drames, était si intense que la pauvre vie qui animait nos corps s’en allait irrémédiablement.
Le squelette avec la peau seulement ne pouvait la retenir et la lutte pour l’existence était si problématique mais, malgré tout, il fallait avoir du courage pour se supprimer de cette manière. Le matin nous retrouvions beaucoup de compagnons de misère pendus comme des guenilles à ces sinistres barbelés. Que se passait-il dans l’esprit de ces hommes au moment du geste fatal ? Il est difficile de répondre à cette question, car chaque être est un monde avec ses problèmes, ses incertitudes et sa vision des choses. Frères, épouses, parents, chacun d’eux avec son drame interne, savait qu’il allait les laisser pour toujours.
Peut-être une accolade dans le vide, murmurant en silence la décision tragique, la brièveté de cette fin les rendait heureux. Certains gardaient les yeux ouverts comme s’ils avaient voulu capter leur ultime moment de vie. Tristes années ! Et ainsi nous traversons le temps avec ceux qui nous poursuivent dans tous les recoins de notre mémoire.