Introduits dans une baraque, nous sommes immédiatement initiés à l'ambiance du camp en assistant à une scène de coups. Nous ignorons ce qu'avait pu faire la victime pour mériter cette avalanche de coups de fouets. Coups, passages à tabac jusqu'à ce que mort s'en suive, pendaisons, tout cela est monnaie courante. La menace la plus fréquente hurlée par les « kapos » est «Krematorium ! »
Dès le lendemain de notre arrivée, les corvées commencent : transport de pierres d'une colline à l'autre, déplacement de troncs de sapins, tout cela rythmé par des hurlements et des coups de matraques appliqués au hasard. Mais une fois de plus, une chance se présente à moi, la plus extraordinaire !
Le sac qui contenait mes effets a été jeté dans la chaufferie de la salle de douche, une pièce fréquentée par les « kapos ». Un chef de baraque, un droit commun allemand, trouve mes cahiers de la prison de St Gilles. Ces cahiers contiennent une quantité de croquis et mon nom figure sur la couverture. Aussitôt, le personnage me fait rechercher parmi les derniers arrivés. Voici la proposition qu'il me fait : à condition de faire son portrait et de décorer les murs de son local de dessins humoristiques, il m'extrait du groupe qui devait partir quelques jours plus tard (ce qui signifie la mort assurée). Je consulte mes camarades et tous m'engagent vivement à accepter ce marché, et à leur trouver éventuellement une possibilité d'éviter le pire.
Hélas, dès le deuxième jour de ce régime de faveur, voilà la dysenterie qui fait son apparition, avec toutes les souffrances qu'elle entraîne. En ces circonstances, les SS nous donnent un délai de quatre jours pour guérir... sinon c'est le crématoire. Le fameux chef de bloc amateur de dessins m'expédie à l'infirmerie.
A l'infirmerie, aucun soin bien sûr ! Le seul avantage de cette antichambre du crématoire, c'est le silence. On me fait subir une douche glacée puis je m'introduis dans un « lit », c'est-à-dire une sorte de caisse déjà occupée par un camarade gémissant qui bientôt pique une crise et meurt.
Je passe trois jours et trois nuits, nu comme un ver, au côté de ce cadavre qui se recroqueville de plus en plus. Je suis tellement faible que je n'ai plus la force de le faire basculer hors du « lit ». Pourquoi donc le gardien du local (un Russe) ne fait-il pas évacuer ce corps ? Très vite je comprends : ce voisin congelé et inerte représente pour lui 3 rations de nourriture supplémentaires fraudées à la distribution...
Les camarades de mon groupe ont été emmenés en kommando : ils doivent détruire les bombes alliées qui n'ont pas explosé. Curieux ! ... Les SS ont quitté le camp, une première fois seuls ; puis sont revenus, ramenant plusieurs des leurs blessés. Durant la nuit qui suit, plusieurs centaines de prisonniers arrivent d'un autre camp. Ils sont fourbus, exténués. Ils sont obligés de passer la nuit dehors, à même le sol. Le lendemain, un nombre impressionnant de cadavres jonchent l'espace enneigé entre les baraques.
Brusquement, des SS en armes font irruption dans l'infirmerie ! Est-ce la fin ? L'exécution ? Non ! Ils s'en vont, emmenant tous les hommes qui peuvent se tenir debout. Nous retrouverons plus tard plusieurs de ces malheureux, abattus à 100 mètres au-delà de la sortie du camp... La journée se passe dans un silence de mort, une attente angoissée. Vont-ils revenir, comme ils l'ont déjà fait ?
Le lendemain, un doux soleil printanier me permet de faire une petite sortie. Je me traîne en direction de la place d'appel avec pour tout vêtement une couverture raidie d'excréments. Brusquement, au loin nous entendons une décharge d'arme automatique. Un coup d'oeil sur la colline: plusieurs centaines de militaires casqués s'y trouvent ! Ils reviennent !
Au même instant un blindé défonce la grille d'entrée du camp... Nous voyons sur son flanc une étoile blanche !!! Ceux que nous prenions pour des SS sont des américains !!!
La joie est indescriptible... Mais bientôt, je suis victime d'une lourde défaillance qui me fait me traîner jusqu'à ma « caisse » de couchage, cet immonde fumier ! Nous sommes le 23 avril 1945.
Bientôt, le premier visiteur américain s'introduit dans la salle. Je sers d'interprète car tous les autres occupants, Russes et Polonais, ne connaissent pas un mot d'anglais. Après un bref échange de propos, où le brave garçon ne semble pas pouvoir croire à la réalité de l'horrible décor qui se présente à lui, je lui demande un papier et un crayon et le prie de bien « prendre la pose » pour un instant. Et voilà mon gaillard emportant en sautant de joie le croquis que je viens de faire de lui.
Grosse erreur de ma part ! Dès la minute qui suit, c'est un défilé ininterrompu d'amateurs de croquis. Et cela continue, malgré de fréquentes poussées de fièvre... Au fur et à mesure de l'avance des troupes, on se passait le mot !
Enfin, il y eut le retour au pays avec deux « NN » belges. Nous sommes ramenés par l'équipe de « Paras » envoyée par le ministre Van Zeeland. C'était le 7 mai 1945.