Ma camarade Lucienne Idoine revoyait apparaître presque à heure fixe la même image. Elle se présentait à elle avec une immuable netteté : c'était « un gros morceau de lard rose, translucide, fumant, tremblotant sur un plat de haricots rosés ». Elle arrivait même, disait-elle, à en humer le fumet. Lucienne annonçait sa vision par un « Ça y est, je revois mon morceau de lard » prononcé d'un ton amusé quoiqu'un peu désabusé.
Les rêves étaient très fréquemment aussi à caractère gastronomique et, si au milieu d'un tel rêve nous nous réveillions, nous éprouvions à ce moment une sensation de crampe douloureuse d'estomac. C'était peut-être, d'ailleurs, cette sensation de contraction douloureuse de l'estomac vide qui nous éveillait brusquement. Quelquefois aussi, la nuit, nous rêvions que nous faisions cuire des côtelettes et nous nous réveillions en sentant l'odeur du crématoire qui, en effet, répandait dans l'air une odeur de côtelette oubliée sur le gril! Le lendemain matin, plusieurs se racontant leurs rêves se trouvaient avoir eu des rêves identiques, beaucoup disaient: « J'ai rêvé que je faisais griller des côtelettes .... »
Tous les matins, en allant travailler, tandis que le chant des Allemands des premiers rangs entraîne la colonne au pas cadencé, nous élaborons « le menu que nous offririons à nos maris si nous étions chez nous ». Il y a toujours une profusion de viandes, ces menus rappellent ceux de la cour du Roi-Soleil. Mes camarades masculins m'ont avoué avoir eu la même magiromanie. Au camp de rassemblement de Göteborg, en Suède, un avocat de Paris, à qui j'avais posé la question: « Étiez-vous, vous aussi, intéressés aux recettes de cuisine ? » m'a répondu : « Nous en parlions constamment. » Il m'a alors cité ce qui lui était arrivé : se promenant avec un autre déporté, ancien colonel de cavalerie, ils s'étaient plusieurs heures durant répété la recette de la bûche de Noël avec un grand sérieux, et gravement le colonel lui disait: « Redites-la- moi encore, vous dites bien qu'il faut battre le sucre avec les œufs? », etc.
Pour moi, je me souviens d'avoir donné plusieurs recettes de pâtés, de manières d'accommoder le gibier et de quelques pâtisseries. J'ai gardé aussi dans ma mémoire certaine recette de soufflé au Grand Marnier qui m'avait vivement impressionnée. Quoique, je doive le reconnaître, en général, la quantité des ingrédients employés paraissait être bien supérieure aux besoins réels du mets.