Si j’ai survécu je le dois, d'abord et à coup sûr, au hasard, ensuite à la colère, à la volonté de dévoiler ces crimes et, enfin, à une coalition de l’amitié - car j’avais perdu le désir viscéral de vivre.
Les fils ténus de l'amitié ont souvent paru submergés sous la brutalité nue de l'égoïsme, mais tout le camp en était invisiblement tissé. Ils unissaient des "familles", qui furent le plus souvent très réduites: deux, trois, quatre femmes du même village, de la même "affaire", ou qui s'étaient par hasard trouvées dans la même cellule ou le même wagon au moment du départ - et qui ensuite s'accrochaient les unes aux autres pour ne pas sombrer. Les grands clivages, plus encore que ceux des nationalités, des parties politiques ou des religions, furent ceux des langues. Il y eut cependant des chaînes d'entraide qui dépassaient les nationalités, faisaient circuler des observations, des déductions et aussi, tout court, l'amitié.
En face de ces chaînes d'entraide invisibles, il y avait la chaîne organisée des assassins.
Car tuer en série n'est pas si facile, en dehors d'une mécanique spécialement prévue pour cela - en dehors des "usines à tuer" d'Auschwitz et de Lublin-Maïdanek. Or, pendant que s'organisait l'extermination à Ravensbrück (et nous savons maintenant que les premières mesures la concernant débutèrent en octobre 1944), les ateliers continuaient à tourner, alimentés par une main d'oeuvre que la famine chronique rendait déjà suffisamment défaillante sans y ajouter la panique...