Il n'est plus question de travailler ; une nouvelle foudroyante se répand : « Le camp est évacué, nous retournons à Ravensbrück. » Et une rumeur grandit : « Les Françaises sont échangées, elles vont être rapatriées. »
Cette nouvelle est si merveilleuse que, tout d'abord, nous n'osons y croire. Cependant, nos sacs sont fouillés, il nous est défendu d'emporter des vêtements autres que ceux dont nous sommes revêtues. Ayant de bonnes raisons de nous méfier encore, nous nous acharnons à conserver notre bien. Voyant cela, un SS, narquois et gouailleur, nous lance : « A votre place, si je devais rentrer dans mon pays, peu m'importerait d'y arriver tout nu. »
14 avril. - Notre colonne attend devant les douches. Des discussions, hypothèses et projets ont animé la matinée. Mais le moment est arrivé et, anxieuses, nous n'osons plus parler. Tout un état-major ne tarde pas à s'approcher : le commandant, le médecin chef, le marchand de vaches et deux autres officiers.
Très vite, l'inspection commence. De temps à autre, une malheureuse est éliminée. Nous sommes au centre de la colonne; une vague rumeur nous arrive : « Les femmes tondues ne partent pas ». Égoïstement, nous nous réjouissons toutes les quatre de n'avoir rien à craindre de ce côté. Puis un nouveau murmure se fait entendre : « Le docteur vient d'enlever une malade ... » Dans un souffle, Isabelle me supplie : « Redresse la tête, prends un air dégagé ».
Notre tour approche. Encore deux rangs ; puis un ... c'est à nous. Un coup d'œil rapide à Jeannot, Lucienne et Isabelle ; un ordre bref : « Passez ». Je m'apprête à les suivre, mais une main de fer s'abat sur mon épaule. En vain, je m'efforce à sourire d'un air indifférent, mes mâchoires sont soudées. Impitoyables, Pflaum et le docteur m'examinent les chevilles ; un coup sec sur le menton me relève la tête et découvre sous le ciel cru ma figure ravagée et enflée. Et je suis mise sur le côté.
Me séparer des autres. A la fin. Ce n'est pas possible. J’essaie de passer outre. Pflaum me repousse durement.
Isabelle a senti un vide à ses côtés ; elle se retourne, me voit, tente de me suivre. Un officier la repousse d'un coup de poing. Et Pflaum passe à l'inspection des suivantes.
C'est fini….Une dernière fois, notre regard se croise, désespéré. Le temps de voir le pauvre visage ruisselant de larmes, de crier, la gorge nouée: « Embrasse bien maman », et déjà la policière m'entraîne.
Morne, mais résignée, je rejoins mes compagnes. Nous ne sommes qu'une dizaine à avoir été éliminées. Sans parler, nous traversons la place.
Une petite silhouette familière nous croise : « Lotte ».
Surprise, elle s'arrête, me dévisage un instant. Ai-je donc tant changé ? Mais elle m'a reconnue et s'approche :
- « Vous voilà. Où sont Isabelle et Lucienne ? Où allez-vous ? »
- Elles sont là-bas; nous avons été séparées, j'ai été désignée pour l'infirmerie ».
Le petit visage de Lotte se décompose.
- « Risquez n'importe quoi, mais n'y allez pas ».
Nous avons parlé très vite, mais son expression est telle que je m'immobilise et me retourne.
Devant les douches, la colonne n'est plus qu'une masse sombre. Les officiers nous tournent le dos et continuent leur inspection. Soudain, en un éclair, je comprends qu'il me reste une chance de rejoindre Isabelle.
Un bref adieu à Lotte et, lentement, évitant de me presser de peur d'être repérée, je traverse la place large et nue.
Les silhouettes deviennent distinctes ; toute mon attention est concentrée sur les dos massifs des officiers.
« Mon Dieu, aidez-moi, faites qu'ils ne se retournent pas ». Quelques pas encore .... Je suis sauvée. Silencieusement, je me glisse entre les rangs contrôlés. Personne ne bronche.
Enfin, j'arrive derrière les autres et appelle doucement : « Isabelle, c'est moi… » Elle se retourne, angoissée, me regarde, puis pleure… pleure ...
Sans pouvoir parler, elle me saisit le bras, et je reprends ma place dans le rang.
La sélection est terminée; toute la colonne pénètre dans la salle des douches.