Nous arrivions le matin et avions droit à un café et le midi, à une soupe. Mais en fait, dans cet endroit, nous passions notre temps à voler tout ce que nous pouvions pour le rapporter au ghetto et faire du troc. Nous avions une chance incroyable car, d’abord, nous pouvions sortir tous les jours du ghetto ; ensuite, je me suis rendu compte que ce type, Hessel, était prêt à faire tous les trafics, il n’était pas antisémite et pas du tout nazi. […]
Puis arriva cette nuit du 6 août 1942.
La journée s’était déroulée normalement, j’étais allé travailler. Le soir, nous étions rentrés et, en plein milieu de la nuit, soudainement, j’entends beaucoup de bruits, de cris, des tirs d’armes automatiques, c’était brusque, intense, irréel. Nous étions tous hébétés, presque sans réaction : les Allemands, méthodiquement, rue après rue, maison après maison, sortaient de leur sommeil et de leurs demeures tous les habitants, c’était effrayant. Ceux qui n’obéissaient pas immédiatement étaient roués de coups ou abattus sur place. En fait, nous n’avons pas eu le temps de réagir. Des personnes couraient dans tous les sens pour essayer de se sauver, les portes des maisons étaient enfoncées, les gens qui se cachaient dans les greniers, sous les lits, dans les armoires étaient débusqués. Essayer de fuir ne servait à rien car les Allemands avaient encerclé le ghetto et avançaient méthodiquement, rue par rue, il était impossible de leur échapper.
Quand tout le monde a été regroupé dans la rue, il y a eu une sélection entre ceux qui avaient une carte de travail et les autres. J’étais avec ma mère ; une fois dans la rue, nous avons été séparés. J’avais la chance d’avoir une carte de travail, elle pas. Je crois que je n’ai pas pu l’embrasser ou lui dire quelque chose tellement cela a été rapide et violent. C’était la panique, nous ne nous rendions pas compte de ce qui se passait.
Ce moment fut le dernier passé avec ma mère. La colonne dont elle faisait partie alla dans une direction et nous, vers une autre.
Sur le moment, nous ne réalisâmes pas la situation. C’était la nuit, tout le monde criait, des bruits partout, la panique et l’angoisse ne nous permettaient plus de réfléchir. Les Allemands nous faisaient courir dans tous les sens, avec pour but de nous empêcher de réagir, je dois avouer que c’était réussi.
Finalement, je me retrouvai dans une colonne composée de 800 Juifs. Les Allemands nous firent marcher vers le grand ghetto et en chemin, nous croisâmes un commando de Juifs qui venait du grand ghetto et qui se dirigeait vers le petit ghetto muni de pelles et de pioches. Nous apprîmes plus tard que leur travail consistait à ramasser les morts et à les enterrer afin de « nettoyer » le petit ghetto.
Nous arrivâmes dans une cour. Nous restâmes assis par terre jusqu’à l’aube. Nous vîmes revenir les Allemands qui bouclèrent deux rues : la rue Naratowich et la rue Piecla. Tous les habitants, soit 2 000 Juifs, furent ajoutés à l’autre groupe car il leur manquait 2 000 Juifs.
Le bilan de cette nuit terrible était simple : sur les 12 000 Juifs, seuls 800 avaient été épargnés et en plus, ils en avaient ajouté 2 000 qu’ils avaient pris dans le grand ghetto.
Tous ces malheureux, dont faisait partie ma mère, furent ensuite amenés à la gare, embarqués dans des trains et directement envoyés à Treblinka pour une extermination immédiate. Il n’y eut aucun survivant. Nous n’apprîmes que plus tard la fin atroce de ce premier groupe. [...]
Les jours suivants, nous continuâmes notre travail, et puis ce fut cette terrible nuit du 16 août. […] L’action contre le grand ghetto dura deux jours et deux nuits. La seconde nuit, j’étais présent et j’assistai aux mêmes scènes de panique, aux bruits d’armes à feu, aux cris, aux pleurs des familles que l’on sépare, etc. Tout cela était inimaginable.
Une fois de plus, grâce à ma carte de travail, je fus épargné.
Finalement, au bout de ces deux journées, sur les 30 000 Juifs du grand ghetto, nous n’étions plus que 3 000 à peu près.